Dans le contexte des élections municipales de mai 2025 au Liban, l’urbanisme a émergé comme une dimension politique majeure dans les grandes localités du Mont-Liban. Bien que rarement au cœur des discours de campagne, la manière dont les espaces urbains sont organisés, aménagés et disputés révèle en profondeur les rapports de pouvoir, les stratégies d’influence, les tensions communautaires et les attentes sociales. De Baabda à Jounieh, du Metn au Chouf, la ville libanaise apparaît à la fois comme champ de bataille symbolique et levier de contrôle économique pour les autorités locales. La compétition municipale s’y traduit par des visions divergentes du développement, de la mémoire des lieux, de la densité et de l’accès aux services publics.
L’urbanisme, une compétence décisive mais peu visible
En droit, les municipalités disposent d’une compétence en matière d’aménagement urbain : elles peuvent autoriser ou refuser des permis de construire, réguler les zones constructibles, gérer les marchés, les routes, les réseaux d’éclairage et les espaces verts. Cette prérogative, qui paraît administrative, a pourtant des implications politiques considérables. Elle permet d’orienter les investissements, de favoriser certains secteurs économiques ou acteurs privés, d’organiser les flux de population, et d’influencer la répartition foncière au sein des territoires.
Pourtant, dans les débats électoraux, cette dimension est restée secondaire. Peu de candidats ont formulé un programme clair en matière de planification. Cette invisibilité ne tient pas à l’absence d’enjeux, mais plutôt à la difficulté de contester publiquement les schémas en place, souvent verrouillés par des intérêts économiques puissants.
L’exemple de Jounieh : la mer contre les tours
Dans la ville côtière de Jounieh, le clivage principal s’est joué autour de la privatisation du littoral. Depuis une décennie, des groupes immobiliers ont multiplié les projets de résidences de luxe en bord de mer, restreignant l’accès au rivage pour les habitants. Les autorités municipales sortantes, soutenues par des promoteurs liés à certaines figures politiques locales, ont validé plusieurs permis controversés, parfois en contradiction avec les plans d’urbanisme existants.
Face à cette situation, une liste alternative portée par de jeunes architectes et urbanistes a tenté d’imposer la question de la « réappropriation citoyenne » du littoral comme thème central de la campagne. Elle a proposé de transformer les terrains publics non bâtis en parcs ouverts, de geler les nouvelles constructions verticales et d’étendre la promenade maritime. Bien que cette liste n’ait pas remporté la majorité, elle a réussi à imposer le débat dans les médias locaux et à mobiliser une part significative de la population jeune et urbaine.
Metn : densification et chaos foncier
Dans le Metn, notamment à Sin el-Fil, Dekwaneh ou Antelias, la densification anarchique des zones urbaines a fait resurgir les tensions autour de l’urbanisme de crise. Ces dernières années, l’absence de plan directeur cohérent a permis à des promoteurs de construire des immeubles de 10 à 15 étages dans des rues initialement prévues pour des habitations basses. Cette verticalisation brutale, sans accompagnement des infrastructures, a provoqué des congestions, des coupures d’eau et des surcharges du réseau électrique.
Des candidats se sont saisis de cette question en promettant de limiter les permis de construire, d’instaurer des normes environnementales et de mieux contrôler les hauteurs autorisées. Mais dans la pratique, la municipalité est confrontée à une pression constante d’investisseurs, souvent appuyés par des relais politiques. La corruption présumée dans l’attribution des permis complique encore la réforme du secteur.
Chouf et Aley : entre patrimonialisation et modernisation
Dans les zones de montagne du Chouf et d’Aley, le débat a pris une autre forme. Ici, l’enjeu n’est pas la densification, mais la conservation du patrimoine architectural et paysager. De nombreuses familles locales revendiquent un attachement fort à l’identité des villages traditionnels, construits en pierre, avec des toits rouges et une faible emprise au sol.
Face à la demande croissante de logements modernes, de projets touristiques et de résidences secondaires, certaines municipalités ont cherché à préserver une image patrimoniale. Des règlements ont été proposés pour limiter l’usage du béton, interdire les constructions en hauteur, et favoriser les matériaux locaux. D’autres candidats ont, au contraire, misé sur une ouverture assumée à l’investissement extérieur, en vantant les retombées économiques du développement touristique.
Cette tension entre préservation et modernisation s’est traduite dans les urnes par des clivages générationnels et économiques. Les jeunes, souvent en quête d’emploi, ont soutenu les projets de développement. Les plus âgés, soucieux de maintenir le caractère traditionnel des lieux, ont voté pour les listes conservatrices.
Baabda et les enjeux de mobilité urbaine
Dans la région de Baabda, l’un des principaux sujets a été celui des transports. L’absence de plan de circulation, le manque de parkings publics, les embouteillages chroniques et l’absence de trottoirs sûrs ont fait de la mobilité un thème électoral majeur. Plusieurs candidats ont proposé la création de lignes de minibus municipales, l’aménagement de parkings collectifs, et la réhabilitation des axes secondaires pour désengorger les artères principales.
Malgré des programmes ambitieux, la mise en œuvre de ces mesures reste incertaine. Le financement, les compétences techniques, et les blocages bureaucratiques au niveau ministériel freinent souvent l’exécution des projets. La dépendance à la voiture individuelle reste la norme, et l’absence d’alternative renforce la ségrégation sociale entre ceux qui peuvent se déplacer librement et ceux qui en sont exclus.
Une gestion urbaine au service de clientélismes
Dans de nombreuses municipalités, l’urbanisme reste un outil de gestion clientéliste. L’attribution de permis de construire, la délivrance de documents fonciers, la connexion aux réseaux d’eau et d’électricité sont parfois conditionnées à des affiliations politiques. Cette instrumentalisation de la planification renforce la mainmise des partis sur l’espace urbain et prive les municipalités d’une vision de long terme.
Les citoyens n’ont que rarement accès aux documents d’urbanisme, aux plans d’occupation des sols, ou aux statistiques locales. L’absence de transparence empêche toute forme de participation citoyenne à la fabrique de la ville. Les conseils municipaux fonctionnent sans audit externe, sans obligation de concertation, et sans cadre réglementaire précis sur l’urbanisme durable.
Urbanisme et représentativité politique
La manière dont une municipalité pense et gère l’urbanisme reflète sa conception de la citoyenneté. Dans les communes où les élus sont issus d’un consensus communautaire ou familial, les décisions urbanistiques se prennent souvent de manière informelle, sans consultation des habitants. À l’inverse, dans les rares localités où des conseils plus pluralistes ont été élus, l’urbanisme devient un espace de débat, de confrontation d’idées et de choix collectifs.
Les élections municipales de 2025 n’ont pas profondément bouleversé cette réalité, mais elles ont permis, dans certaines circonscriptions, de poser les premières pierres d’une autre vision de la ville : plus inclusive, plus durable, plus accessible. Les prochaines étapes dépendront de la capacité des nouveaux conseils municipaux à passer de la parole au projet.