Le 25 mai 2000, Tsahal entamait un retrait forcé acculée par l’action continue, les coups d’éclats et de butoirs d’une Résistance déterminée, tenace et héroïque. Ce retrait sans négociations ni accord préalable d’un territoire arabe constitue une première dans les annales du conflit israélo–arabe ; la preuve s’il en fallait qu’Israël ne comprend et ne respecte que le langage de la force et la logique de la confrontation.

Du reste, ce n’est pas un hasard si Hassan Nasrallah est à ce jour l’un des seuls leader arabe à avoir autant d’influence et d’impact tant sur les dirigeants que sur l’opinion publique en Israël.  Aussi, chacun de ses discours, chacune de ses prises de positions, de ses mise en garde, de ses menaces sont scrutées, commentées et prises très au sérieux ; elle font l’objet d’une large couverture médiatique et suscitent de fortes réactions chez les dirigeants politiques, sécuritaires et militaires.

Seize ans plus tard, pour le Liban comme pour le Hezbollah, la donne n’est plus la même, loin s’en faut.

Le contexte, tant international, régional, que local, a changé et la géopolitique du Moyen Orient a connu des bouleversements considérables. Le Liban a subi de nombreuses secousses, dont une autre libération suite au retrait des forces syriennes ; l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri ; la guerre de 2006 et ses conséquences ainsi que la longue et paralysante confrontation entre les deux blocs du 14 et 8 Mars. Des secousses qui n’ont pas épargné le monde arabe dans son ensemble, Etats, régimes, nations et peuples confondus, modifiant profondément la configuration, les équilibres, les rapports de forces et alliances. Des bouleversements durables, aux incidences toujours en cours, qui n’ont épargnés ni le Hezbollah ni ses alliés régionaux et locaux.

Aussi, la perception, la nature et le rôle de la « résistance » s’en trouvent-elles modifiés et éprouvés ; ainsi que la nature des menaces protéiformes, internes et externes, auxquelles elle est désormais confrontée. Source de tensions diverses au niveau national, le Hezbollah est aussi perçu comme un danger par nombre de puissances régionales. Même la guerre de 2006 et sa victoire face à Israël, du moins sa non-défaite ou sa victoire par défaut, ne sont paradoxalement pas parvenu à dissiper les réserves qu’il suscite ni les remises en cause quant à la légitimité et la légalité de son rôle ; bien au contraire les animosités à son égard n’ont fait que croitre.

La menace israélienne est plus présente que jamais ; elle nécessite vigilance, fermeté et dissuasion face au gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël et le plus hermétique à toute négociation de paix. Il n’en demeure pas moins que la nature des opposants et des ennemis du Hezbollah s’est considérablement diversifiée ; ils sont désormais plus nombreux et leur présence géographique est plus diffuse notamment depuis la guerre en Syrie où le Hezbollah a adopté le principe de la « meilleure défense c’est l’attaque ». Aussi, de nouveaux fronts se sont ouverts et les défis – politiques, militaires et économiques – se sont multipliés et modifiés, contraignant la « Résistance » à adapter ses réponses, son discours ainsi que sa stratégie, notamment face aux groupes armées djihadistes.

De symbole de la lutte contre Israël, du plus prestigieux mouvement de libération arabe, le Hezbollah se retrouve labélisé en tant que groupe terroriste par le CCG, la ligue arabe et l’OCI, alors même qu’il est représenté au sein des institutions libanaises et que son statut de  résistance à été entériné par plusieurs déclarations ministérielles depuis 2005. Une criminalisation qui plus est intervient 10 ans après un deuxième succès à l’issue de la guerre dite des 33 jours face à Israël et qualifié de « Victoire Divine » par le Hezbollah. Cette décision, fondée sur une prétendue unanimité arabe avait été précédé de celle de créer une coalition arabe  contre le terrorisme sous l’égide de l’Arabie Saoudite, coalition au sein de laquelle le Liban figurait sans même avoir été consulté. Dans les faits, le Liban s’il s’était  joint à cette coalition, se serait retrouvé, toujours au nom de l’unanimité arabe, à devoir considérer comme terroriste, et donc agir en conséquence, un mouvement qui fait partie de son gouvernement et dont les députés siègent au parlement.

« Terroriste », un terme générique utilisé aussi de tout temps par des Etats autoritaires, des dictatures, mais aussi par tout Etat engagé dans une politique impérialiste ou dans l’agression ou l’occupation d’un pays tiers afin de discréditer tout mouvement de libération et en délégitimer les actions. Aussi, l’unanimité de façade autour du Hezbollah et de son statut de résistant mise à mal par la guerre de 2006 et l’assassinat de Hariri, s’est vite lézardée. Son image de « résistance » nationale s’est érodée au fur et à mesure qu’il s’est invité dans le jeu politique interne et que son rôle régional s’est développé au détriment de sa dimension nationale. Il se présente désormais sous une double casquette, celle d’une « résistance » contestée, surtout depuis qu’elle est engagée hors des frontières libanaises, et celle d’un parti politique immergé dans le système politique libanais ; enlisé à l’instar des autres acteurs politiques dans une logique communautaire et sectaire.

Le passage d’un statut de résistance à celui de parti est un phénomène complexe et périlleux ; il constitue souvent une pierre d’achoppement au processus de reconstruction étatique et de recouvrement de la souveraineté. L’intégration des mouvements de résistance et de libération nationale dans les périodes post-libération ainsi que leur désarmement sont des problématiques courantes aux pays victimes d’occupations ; une question d’autant plus délicate lorsque l’occupation d’un pays se couple d’une guerre civile sur base confessionnelle.

A plus d’un aspect, le cas du Hezbollah ce distingue par sa singularité et une grande complexité, ce qui ne simplifie pas la donne. Ce dernier dispose toujours de sa branche armée et d’un arsenal militaire considérable qui n’a eu cesse de se renforcer et ce en dépit de l’existence d’un Etat, nonobstant ses faiblesses et ses suffisances, et d’une armée nationale existante mais aux moyens limités. De plus, sa composition confessionnelle homogène et l’exacerbation du conflit sunnite-chiite, rendent cette question encore plus insoluble. Enfin sa liberté d’action vis-à-vis de l’Etat libanais ; sa propension à intervenir au-delà des frontières ; ses liens avérés et reconnus avec l’Iran, les ramifications et enjeux régionaux des conflits sont autant de facteurs qui font que le Hezbollah déborde le cadre national libanais.

Quoi qu’il en soit, le 25 mai, le Liban a connu un regain de souveraineté relative, une libération certes mais incomplète non seulement parce qu’une partie du territoire demeure sous occupation  mais aussi parce qu’elle ne s’est pas accompagnée d’une autre libération tout aussi essentielle : celle des esprits, des consciences, des peurs, des complexes, de la mémoire, de l’individu, du citoyen, des pratiques déviantes confessionnelles et clientélistes, du suivisme, de la corruption, de l’inertie du système politique, du dysfonctionnement des institutions, d’une culture politique déficiente et anachronique. S’il a recouvré en partie sa souveraineté territoriale, le Liban n’est pas parvenu pour autant à récupérer sa souveraineté politique, son autonomie décisionnelle, ni à procéder à des changements et des réformes politiques, administratives et constitutionnelles. Il a ainsi maintenu en l’état des institutions héritées de l’occupation mais aussi les pratiques politiques qui s’y rattachent. Aussi, ne parvient-il pas à se défaire des insuffisances, des incohérences et des contradictions de sa Loi organique. Il en résulte un blocage politico-institutionnel quasi permanent couplé d’une difficulté systématique à procéder au renouvellement des élus ainsi qu’aux nominations dans l’appareil d’Etat.

Ainsi, depuis 2014, le 25 mai coïncide aussi avec un évènement moins heureux, celui du début de la vacance présidentielle qui est entrée dans sa troisième année. L’incapacité, désormais chronique, à élire un président, tout comme à procéder aux élections législatives et aux nominations administratives, diplomatiques et sécuritaires sont le signe certain de l’essoufflement démocratique du système libanais et de la défaillance  de ses  mécanismes constitutionnels.

Certes les armes du Hezbollah constituent à la fois un obstacle, non des moindres, mais aussi un prétexte, à l’avènement d’un Etat de droit, au fonctionnement des institutions, au respect du jeu démocratique et à la souveraineté régalienne du Liban.

L’incapacité à mettre en œuvre une stratégie de défense claire et cohérente, à même de codifier l’action du Hezbollah et l’usage de ses armes contribue à exacerber un climat déjà tendu et expose le pays à des troubles internes.

La formule « Peuple, armée, résistance », adoptée par certaines déclarations ministérielles, ne fait sens et ne serait être constructive que si elle est encadrée par l’Etat. Une telle équation suppose un ordonnancement, l’existence d’une hiérarchie à la tête de laquelle se trouve l’Etat et le pouvoir politique. Le peuple est partie intégrante de l’Etat, il en est un élément constitutif ; c’est du peuple, détenteur supposé de la souveraineté, que procède l’Etat. Tant l’armée que le peuple sont soumis à loi, à l’autorité civile et au pouvoir politique issu du suffrage universel. Cela est d’autant plus vrai pour la « résistance » qui doit allégeance à l’Etat et donc au peuple qui en est partie intégrante et l’élément constitutif.

Aussi, l’action de la résistance pour être légitime et légale doit se faire en coordination et sous le contrôle des forces armées ce qui implique une subordination de fait. Ni « règle en or » ni « règle en bois » mais plutôt une exception en or. Aussi cette formule nécessite le rajout d’un quatrième élément déterminant, dont la présence devrait aller de soi, et qui chapeaute l’ensemble : l’Etat. A circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles. Par nature, toute exemption se doit d’être provisoire, définie dans le temps et la durée ; présenter des objectifs et une finalité univoques, être rigoureusement encadrée et codifiée quant aux modalités de son action et de sa coordination avec les appareils sécuritaires étatiques. C’est à cette condition que le Hezbollah peut constituer un véritable facteur de puissance pour le Liban ; faute de quoi il sera irrémédiablement à terme, une cause de dissension et de faiblesse. Tout l’enjeu consiste dans notre capacité à convertir le potentiel militaire du Hezbollah et ses succès en facteur de force et de puissance afin qu’il cesse de constituer un enjeu de division interne et une cause de fragilité.

Des ambiguïtés et des confusions que ni le Hezbollah, ni ses alliés encore moins ses détracteurs ne sont parvenus à dissiper faute d’un dialogue sérieux, ciblé, adapté, technique et rationnel. Dès l’origine, les négociations autour d’une politique de défense ont été biaisées dans les termes mêmes du débat, et ce pour d’innombrables raisons : Pressions et interventions extérieures, intentions équivoques, manque de bonne volonté, méfiance mutuelle, amateurisme des participants, approche erronée, inadaptée et politisée de la question, attitude velléitaire du Hezbollah, agendas régionaux variés et antinomiques.

S’il dispute à l’Etat le monopole de la souveraineté, le Hezbollah contribue aussi paradoxalement, et d’une certaine manière, à la protéger. S’il expose le Liban, pour certains aux répercussions de la guerre en Syrie, pour d’autres aux représailles israéliennes, il n’en renforce pas moins de façon substantielle les moyens défensifs et la force de dissuasion du pays au point même d’instaurer un nouvel équilibre des forces face à Israël. Il constitue aussi une carte inestimable dans le cadre de future négociation de paix pour le règlement, plus hypothétique que jamais, du conflit israélo-arabe, mais aussi, du fait de son poids sur le terrain, éloignerait le spectre de tout accord en Syrie qui se ferait au détriment du Liban. Pour beaucoup, il est aussi depuis toujours un rempart contre l’implantation palestinienne et à présent contre celle des Syriens ainsi qu’un contrepoids utile à l’intégrisme sunnite. Il a joué un rôle militaire essentiel en contenant et repoussant les mouvements djihadistes, Front el Nosra et Daech, épaulant efficacement l’armée libanaise notamment dans le Jurd d’Ersal et de Qaa. Une coordination de fait – constante, permanente et déjà ancienne –  avec l’armée libanaise, motivée par des impératifs stratégiques évidents et qui n’aura pas attendu l’hypothétique mise en place d’une stratégie défensive pour produire ses effets.

Aussi, son rôle et l’étendue de son action ont évolué au fur et à mesure des menaces, mais la question des limites et de la finalité de son action demeure plus pertinente et légitime que jamais de même que les inquiétudes qu’elle suscite.

Il n’en demeure pas moins que l’ensemble des ratés, des échecs, des blocages et des dysfonctionnements du système politique, ainsi que le déficit démocratique et les atteintes répétées à la Constitution ne sauraient être attribués au seul Hezbollah, loin s’en faut. S’il est partie prenante du problème, il n’en est pas la seule et encore moins l’unique source. En effet, les responsabilités sont partagées et diffuses ; les causes nombreuses, multidimensionnelles et protéiformes.

Le Liban souffre avant tout de difficultés d’ordre structurelles, pour certains biens antérieures à l’apparition du Hezbollah et liés à l’essence même du système politique libanais. A cela s’ajoute d’autres facteurs explicatifs, et non des moindres, qui participent à la faillite de l’Etat : Les atteintes répétées au principe sacro saint de la parité ; la non application de nombreuses réformes prévues par les accords de Taëf, le plus souvent au détriment des chrétiens et du fonctionnement des institutions ; l’exigence systématique de consensus, leitmotiv des forces politiques qui ne couvre pas les règles institutionnelles et politiques encore moins les questions fondamentales comme celles relatives à l’interprétation de la constitution, à la politique de défense, à la politique étrangère, à la loi électorale et de nombreuses autres qui touchent à la parité, au pacte et à la formule. 

Enfin, l’inaptitude et l’incohérence des dirigeants, leur impunité chronique, leur manque de culture démocratique (A l’instar des gouvernés), participent aussi au dysfonctionnement du système politique.

Seize ans après la libération du Sud-Liban, les forces politico-confessionnelles sont encore trop occupées à s’affronter et à se défaire tant les unes des autres que du pacte qui les lie. Plus que jamais,  le Liban doit s’émanciper  du statu quo du vide et entamer un vaste chantier de réformes politiques, administratives et juridiques existentielles pour le modèle libanais de coexistence et de gestion égalitaire du pluralisme. Il est impératif  de rationaliser le système confessionnel libanais et les mécanismes de sa démocratie consociative mais aussi de parvenir à une meilleure compréhension et une traduction juridique et institutionnelle des termes du pacte national et de la formule, afin de permettre l’avènement d’un Etat civil et l’émergence d’un citoyen détenteur d’une véritable souveraineté juridique et politique.


  1.  Au cours de sa courte histoire, l’Etat hébreux n’aura consenti à des concessions, des négociations, des accords ou des rétrocessions de territoires que lorsqu’il dût faire face à des oppositions acharnées, des résistances armées, des revers militaires et des modifications de rapports de force.
  2.  Que ce soit en tant que supplétifs à un Etat absent, avili ou occupé, ou en tant que soutien à un Etat affaibli, défaillant ou à la souveraineté amputée. 
  3.  Par ailleurs cette date coïncide, à un jour près, avec celle de l’élection il y a 90 ans, du premier président de la république libanaise Charles Debbas, élu le 26 mai 1926, trois jours après l’adoption de la première constitution  libanaise, 23 mai 1926.
  4.  La stratégie de défense, ses objectifs, ses modalités et sa mise en œuvre constitue un sujet fort complexe, une question  qui nécessiterait une étude approfondie.
Camille Najm
Analyste, chercheur, consultant et journaliste politique basé entre Genève et Beyrouth. Auteur d’études, de rapports, d’articles de presse et pour revues spécialisées, d’éditoriaux, de chroniques. D.E.A en Science politique et relations internationales – Université de Genève. Domaines de spécialisation : Les rapports entre la culture, la religion, identité et la politique – Les minorités religieuses, culturelles, ethniques du monde arabe – Les relations islamo-chrétiennes – le christianisme dans le monde arabe – Laïcité, communautarisme et multiculturalisme – Le Vatican – Le système politique libanais, les institutions et la démocratie – De nombreuses problématiques liées au Moyen Orient (Liban, Syrie, conflit israélo-arabe).

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