Un principe démocratique absent de la réalité politique libanaise
La séparation des pouvoirs est un pilier fondamental de toute démocratie fonctionnelle, garantissant que l’exécutif, le législatif et le judiciaire agissent de manière indépendante afin d’éviter tout abus. Cependant, au Liban, ce principe est largement théorique et contredit par la réalité du système politique et judiciaire.
Depuis des décennies, les trois pouvoirs sont étroitement imbriqués, avec une influence excessive du politique sur la justice et l’administration. Cette situation est exacerbée par le système confessionnel, qui fragmente les institutions en fonction des appartenances religieuses et donne aux partis politiques un contrôle direct sur les nominations et décisions judiciaires.
Le Conseil supérieur de la magistrature, censé garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire, est au cœur des dysfonctionnements. Plutôt que de servir d’organe indépendant, il est soumis aux pressions des forces politiques et des groupes d’intérêts qui contrôlent l’appareil d’État.
Le Conseil supérieur de la magistrature : une institution sous emprise politique
Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) est officiellement chargé d’assurer l’indépendance de la justice, notamment en supervisant la nomination, la promotion et la discipline des juges. Toutefois, dans la pratique, il est largement contrôlé par les partis politiques.
Selon Al Joumhouriyat (08/02/2025), la composition du CSM reflète une mainmise politique quasi totale. Sur ses membres, une partie est nommée directement par le pouvoir exécutif, notamment par le ministre de la Justice et le président de la République, ce qui remet en cause son autonomie. Cette situation empêche les juges d’agir en toute indépendance et les expose à des pressions directes des autorités politiques.
D’après Al Akhbar (08/02/2025), de nombreux juges qui tentent de s’opposer à cette emprise font face à des représailles, allant du blocage de leur avancement à des mutations arbitraires ou même des menaces. Cette dynamique a entraîné une culture où l’autocensure et la soumission au pouvoir sont devenues la norme, empêchant toute véritable réforme judiciaire.
La politisation de la justice et ses conséquences sur les affaires sensibles
La mainmise du politique sur le pouvoir judiciaire a des conséquences directes sur les affaires les plus sensibles, en particulier celles liées à la corruption, aux crimes financiers et aux enquêtes impliquant des personnalités influentes. Le Conseil supérieur de la magistrature, censé garantir l’impartialité et l’indépendance des juges, est instrumentalisé pour entraver ou orienter certaines procédures, renforçant ainsi l’impunité des élites politiques et économiques.
Selon Al Quds (08/02/2025), plusieurs juges anticorruption ont été évincés ou mutés après avoir tenté d’instruire des dossiers liés aux détournements de fonds publics, aux fraudes bancaires et aux affaires de blanchiment d’argent. Dans le scandale financier qui secoue le Liban depuis 2019, aucune personnalité politique majeure n’a été traduite en justice, malgré les preuves accablantes révélées par des enquêtes internationales. Chaque tentative de poursuivre des responsables haut placés se heurte à un mur administratif et judiciaire, rendant quasi impossible toute issue légale.
L’affaire du port de Beyrouth, où l’explosion du 4 août 2020 a fait plus de 200 morts et des milliers de blessés, est un exemple frappant de la politisation de la justice. D’après Al Bina’ (08/02/2025), les juges chargés de l’instruction ont été systématiquement entravés par des interférences politiques et des manœuvres dilatoires de la part des accusés. Plusieurs hauts fonctionnaires et ministres soupçonnés d’avoir négligé des avertissements sur les risques d’explosionont réussi à échapper aux interrogatoires et aux poursuites, en invoquant leur immunité ou en utilisant des recours administratifs visant à retarder les procédures.
Le contrôle de la justice par le politique ne se limite pas aux affaires économiques et sécuritaires. Il affecte également les libertés publiques et les droits fondamentaux. Al 3arabi Al Jadid (08/02/2025) rapporte que plusieurs juges subissent des pressions pour sanctionner des opposants, des journalistes ou des activistes qui dénoncent la corruption et la mauvaise gouvernance. Des procès sont régulièrement engagés contre des figures de la société civile et des médias indépendants, tandis que les responsables de crimes financiers ou de violations des droits humains restent intouchables.
Ainsi, la justice libanaise, loin d’être un contre-pouvoir efficace, est devenue un outil au service des élites, utilisé pour protéger les alliés et neutraliser les adversaires. Cette situation renforce la défiance des citoyens à l’égard des institutions et affaiblit davantage l’État de droit, plongeant le pays dans un cycle de corruption et d’impunité qui semble impossible à briser.
Pourquoi aucune réforme sérieuse de la justice n’a-t-elle abouti ?
Depuis plusieurs décennies, des réformes du système judiciaire libanais sont régulièrement annoncées, mais aucune n’a abouti à une transformation réelle. Les différentes tentatives visant à garantir l’indépendance de la justice et à renforcer le rôle du Conseil supérieur de la magistrature ont systématiquement été vidées de leur substance ou enterrées par des manœuvres politiques.
L’une des principales raisons de cet échec est le refus catégorique de la classe politique de perdre son contrôle sur l’appareil judiciaire. Selon Al Joumhouriyat (08/02/2025), chaque tentative de réforme se heurte à un veto des forces dominantes, qui craignent que des juges réellement indépendants ne s’attaquent aux affaires de corruption et aux abus de pouvoir. La séparation des pouvoirs est donc perçue par ces élites comme une menace existentielle, et non comme une nécessité démocratique.
Le mode de nomination des juges et des membres du Conseil supérieur de la magistrature constitue un autre obstacle majeur. D’après Al Akhbar (08/02/2025), les juges sont désignés en grande partie par des instances politiques, ce qui compromet leur indépendance dès leur entrée en fonction. Une réforme permettant l’élection de magistrats par leurs pairs ou la réduction de l’influence du ministre de la Justice serait une avancée majeure, mais elle est systématiquement bloquée par les partis au pouvoir.
Un autre facteur qui empêche toute avancée est le manque de pression populaire soutenue. Bien que de nombreux Libanais dénoncent la corruption et l’absence de justice, les manifestations et mobilisations restent ponctuelles et dispersées. Al Bina’ (08/02/2025) souligne que les élites utilisent la lassitude et le désespoir des citoyens pour maintenir le statu quo. De plus, la complexité des réformes judiciaires fait qu’elles n’apparaissent pas toujours comme une priorité immédiate pour une population confrontée à des crises économiques et sociales bien plus visibles.
Enfin, la pression internationale en faveur d’une réforme judiciaire est insuffisante et incohérente. Si certaines organisations de défense des droits humains et bailleurs de fonds internationaux exigent des mesures pour garantir l’indépendance de la justice, leurs actions restent limitées à des déclarations sans impact réel. Selon Al Sharq AL Awsat (08/02/2025), les discussions avec le Fonds monétaire international et l’Union européenne incluent bien une dimension judiciaire, mais aucune sanction n’a été imposée aux responsables du blocage des réformes. Cette indulgence encourage donc la persistance des pratiques clientélistes et de l’impunité.
Ainsi, l’échec des réformes judiciaires s’explique par un enchevêtrement d’intérêts politiques, de blocages institutionnels et d’un manque de pression efficace. Tant que ces facteurs resteront inchangés, la justice libanaise continuera à fonctionner comme un outil aux mains des élites, et la séparation des pouvoirs restera un mythe plutôt qu’une réalité.
Quelles perspectives pour l’indépendance de la justice au Liban ?
L’avenir de la séparation des pouvoirs au Liban dépendra de plusieurs facteurs, notamment la volonté des magistrats de résister aux pressions politiques, la mobilisation de la société civile et la pression des instances internationales. Cependant, dans un contexte où les élites politiques continuent d’exercer un contrôle total sur l’appareil judiciaire, les perspectives d’un véritable changement restent très limitées à court terme.
Selon Al Quds (08/02/2025), plusieurs juges anticorruption et magistrats indépendants tentent d’introduire des réformes internes, notamment en revendiquant un renforcement des prérogatives du Conseil supérieur de la magistrature. Certains d’entre eux ont proposé que les juges puissent être élus par leurs pairs et non nommés par le pouvoir exécutif, une réforme qui réduirait considérablement l’ingérence politique dans la justice. Toutefois, cette initiative a été fortement combattue par les partis influents, qui voient dans cette proposition une menace directe à leur pouvoir.
Le rôle de la société civile sera également déterminant. Depuis le soulèvement populaire d’octobre 2019, de nombreux Libanais réclament une refonte complète du système judiciaire afin de garantir des procès équitables et une lutte efficace contre la corruption. Al 3arabi Al Jadid (08/02/2025) souligne que plusieurs ONG et collectifs d’avocatsœuvrent pour la transparence judiciaire et poussent à la mise en place d’observatoires indépendants du fonctionnement des tribunaux. Cependant, ces initiatives restent limitées par le manque de soutien institutionnel et par l’hostilité des autorités.
La pression internationale pourrait jouer un rôle décisif dans les années à venir. D’après Al Sharq AL Awsat(08/02/2025), l’Union européenne et le Fonds monétaire international insistent sur la nécessité d’une réforme judiciaire en échange d’une aide financière. Cette condition pourrait forcer les dirigeants libanais à mettre en place des changements structurels, notamment en garantissant l’indépendance du Conseil supérieur de la magistrature et en limitant les interventions du pouvoir exécutif dans la nomination des juges. Toutefois, tant que ces pressions resteront diplomatiques et sans véritables sanctions, il est peu probable que la classe politique accepte une réforme qui menacerait directement ses intérêts.
Un autre scénario serait une mobilisation populaire massive, comme celles observées en 2019, qui forcerait les autorités à adopter des réformes sous la pression de la rue. Mais après plusieurs années de crise économique et sociale, la fatigue des citoyens et la répression des mouvements contestataires compliquent toute nouvelle dynamique de changement. Ad Diyar (08/02/2025) rapporte que plusieurs tentatives de manifestations en faveur de l’indépendance de la justice ont été réprimées par les forces de sécurité, illustrant la détermination du pouvoir à maintenir son emprise sur les institutions.
En l’absence d’un véritable changement structurel, le Liban continuera à fonctionner sans réelle séparation des pouvoirs, avec une justice instrumentalisée et paralysée par les ingérences politiques. Tant que les juges n’auront pas les moyens d’agir en toute indépendance, la corruption et l’impunité resteront les piliers du système libanais, au détriment des citoyens et de l’État de droit.
📌 Cet article met en évidence l’emprise du politique sur la justice libanaise et l’incapacité du pays à garantir une véritable séparation des pouvoirs. Malgré les tentatives de réforme, les élites continuent de verrouiller le système, laissant peu d’espoir d’évolution à court terme.