Fiscalité urbaine, salaires gelés : tensions sociales croissantes au Liban

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Une taxe controversée sur les entreprises en zone dense

Depuis son entrée en vigueur en mars, un impôt local appliqué aux entreprises situées dans les zones urbaines à forte densité continue de susciter la colère des commerçants. Cette taxe, instaurée officiellement pour financer de futurs programmes de transport public, a été immédiatement contestée par plusieurs associations professionnelles, en particulier à Jounieh et Antélias. Ces dernières ont saisi le Conseil d’État, estimant que l’impôt constitue une mesure discriminatoire fondée sur la géographie, sans réelle équité fiscale.

Le principe même d’une fiscalité localisée suscite des débats. Les commerçants concernés dénoncent un manque de concertation préalable, une absence de transparence sur l’usage des fonds, ainsi qu’une surcharge qui s’ajoute à un environnement économique déjà défavorable. Selon les représentants des syndicats d’entreprises locales, cette mesure pourrait entraîner la fermeture de plusieurs établissements de proximité, incapables d’absorber la pression fiscale supplémentaire.

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Les voix critiques évoquent aussi l’inefficacité des précédentes taxes sectorielles et le risque d’une dérive bureaucratique. Dans de nombreuses interviews relayées dans les médias, les commerçants pointent du doigt l’absence de résultats tangibles sur les infrastructures malgré des prélèvements croissants au fil des années.

Recours juridiques et clivages régionaux

La décision des commerçants de recourir au Conseil d’État a été suivie de près par d’autres municipalités. À Antélias, un collectif d’avocats a été constitué pour examiner la constitutionnalité de la mesure, jugée contraire au principe d’égalité devant l’impôt. À Jounieh, des élus municipaux favorables à l’exemption de certaines catégories d’activités ont demandé une révision du décret d’application.

Ces recours mettent en lumière un clivage régional de plus en plus visible entre zones côtières densément peuplées, soumises à cette nouvelle taxe, et zones rurales ou périurbaines exemptées. La contestation prend ainsi une dimension politique, certains y voyant un déséquilibre territorial entretenu par l’administration centrale au détriment de pôles économiques dynamiques.

Parallèlement, les autorités locales peinent à justifier l’ampleur de l’impôt. L’objectif annoncé de renforcer le réseau de transport public reste flou, faute de calendrier d’exécution, de budget prévisionnel ou de plan directeur officiel. Ce flou alimente la suspicion sur la finalité réelle de la taxe.

Mobilisation croissante dans le secteur public

Sur un autre front, les syndicats de la fonction publique multiplient les signaux d’alerte depuis plusieurs mois. La principale revendication porte sur la revalorisation des salaires, restés gelés depuis 2022. Face à une inflation galopante et à l’augmentation des coûts de la vie, les représentants syndicaux dénoncent une forme d’austérité implicite, imposée sans débat parlementaire.

Un représentant de la Fédération des syndicats du secteur public déclare que « les hausses successives des prix sans ajustement salarial reviennent à imposer une austérité implicite ». Il rappelle que la dernière grille salariale date de 2017 et que les ajustements ponctuels intervenus depuis n’ont pas suivi le rythme de l’inflation réelle, estimée à plus de 100 % sur deux ans dans certains postes de dépense.

Les agents publics rapportent une dégradation de leurs conditions de travail, un appauvrissement progressif et une perte de motivation. Cette frustration latente s’est cristallisée lors de la journée de grève organisée le 29 mai. Plusieurs administrations clés ont cessé de fonctionner : bureaux de l’état civil, directions des impôts indirects, agences de protection sociale.

Journée de grève et menaces d’escalade

La grève du 29 mai a marqué un tournant dans le climat social. Elle a été suivie massivement dans les principales villes du pays et a paralysé plusieurs services administratifs. À Beyrouth, des centaines d’employés se sont rassemblés devant le ministère des Finances pour dénoncer leur situation. À Tripoli, des rassemblements ont eu lieu devant les locaux du Trésor public. Les usagers, confrontés à l’arrêt des services, ont exprimé leur solidarité dans certains cas, leur exaspération dans d’autres.

Cette mobilisation pourrait n’être qu’un prélude à un mouvement plus large. Les syndicats annoncent qu’en l’absence de mesures concrètes d’ici l’été, des grèves reconductibles pourraient être organisées. Une coordination intersyndicale est en cours pour fédérer les revendications des fonctionnaires, des enseignants, des agents municipaux et des travailleurs hospitaliers.

Le gouvernement, de son côté, n’a pas encore formulé de proposition structurée. Les responsables politiques reconnaissent la légitimité de certaines revendications, mais invoquent la fragilité des finances publiques pour expliquer l’absence de marges de manœuvre. Cette réponse est jugée insuffisante par les syndicats, qui dénoncent une forme de double discours.

Fiscalité, austérité et fracture sociale

Le cumul d’une fiscalité perçue comme injuste et d’une stagnation salariale prolongée alimente un climat de tension sociale inquiétant. Dans les discours syndicaux, l’idée d’une « fracture sociale » revient avec insistance. Ils évoquent un pays à deux vitesses : celui des élites protégées par leurs revenus en devises et celui de la majorité contrainte à des arbitrages de survie.

Le sentiment d’injustice s’étend au-delà du secteur public. Dans le secteur privé, plusieurs entreprises de taille moyenne ont gelé leurs embauches ou réduit leurs horaires. Le tissu économique local, composé essentiellement de PME, se fragilise. Les dépenses de consommation sont en chute, les investissements en attente. La dynamique économique reste pénalisée par l’incertitude fiscale et l’absence de réformes structurelles.

Dans les discussions publiques, le mot « fiscalité » devient synonyme de déséquilibre. Les appels à une refonte complète du système d’imposition se multiplient : assiette élargie, progressivité accrue, lutte contre l’évasion. Ces réformes restent toutefois en suspens, faute de majorité politique stable et de volonté convergente.

Des perspectives incertaines

À l’approche de l’été, les signaux sociaux s’intensifient. Les mouvements de contestation, s’ils restent pour l’instant sectoriels, pourraient se fédérer autour de revendications transversales. La question salariale et la contestation fiscale représentent aujourd’hui les deux principaux vecteurs de mobilisation.

Sans inflexion rapide du gouvernement, la possibilité d’un mouvement social d’ampleur ne peut être écartée. Les précédents épisodes de mobilisation montrent que la colère sociale peut trouver des relais inattendus, notamment chez les jeunes diplômés, les professions intermédiaires et les retraités.

Le pays reste confronté à un double défi : restaurer la justice fiscale et redonner un sens à la fonction publique. Faute de quoi, la légitimité de l’impôt et celle de l’État lui-même risquent d’être durablement affaiblies.