Nedjib Sidi Moussa, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Nedjib Sidi Moussa, docteur en science politique, revient à travers son ouvrage « La Fabrique du Musulman, essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale » (paru en janvier aux Éditions Libertalia) sur les processus, qui, depuis une quinzaine d’années, ont conduit à la formation de groupes, toutes tendances idéologiques confondues, obsédés par le fait religieux ou racial. Une monomanie qui, selon l’auteur, tend à occulter la réalité sociale fragile de la France de 2017.


Ce texte ne constitue ni une réplique à un essai controversé auquel des réponses ont déjà été apportées ni une réaction aux effroyables attentats de 2015. Il s’inscrit dans la continuité des interrogations de l’auteur – alors jeune marxiste – ainsi formulées en janvier 2005 : « N’est-on pas en train de tout mettre en œuvre pour séparer le prolétariat français d’origine algérienne – à commencer par sa jeunesse – du reste du prolétariat de France ? Et, donc, se servir de ce groupe pour faire exploser la classe ouvrière, ses organisations et ses conquêtes ? »

Si l’inquiétude initiale demeure, les termes du débat ont pour partie changé durant la dernière décennie, essentiellement en raison de l’activité propagandiste des diverses chapelles de l’extrême droite combinée à la reconquête de l’espace public par les religieux de toutes obédiences. Face à cette offensive nationaliste et cléricale, certains segments de la « gauche de la gauche » ont contribué, à leur échelle, par leurs prises de position ou leurs alliances, à mettre l’accent sur les préoccupations identitaires au détriment de la question sociale.

La Fabrique du Musulman, essai sur la confessionalisation et la racialisation de la question sociale.
Editions Libertalia

Au raidissement qui, sous couvert de « laïcité », propage dans toute la société un discours xénophobe via les médias de masse, a répondu une attitude défensive chez une certaine gauche incapable d’articuler anticapitalisme, antiracisme et anticléricalisme. Comme s’il fallait éviter de froisser la « susceptibilité culturelle » d’une population exposée à un racisme débridé – qu’on ne saurait nier surtout quand on le vit au quotidien – mais qui est aussi travaillée depuis plusieurs années par des forces obscurantistes et réactionnaires.

Dans la France de 2017, et sans doute pour les années à venir, chaque individu épris de liberté est ou sera sommé de choisir son camp : celui des « intégristes républicains » contre celui des « islamo-gauchistes ». Car la nuance n’apparaît plus de mise dans ces affrontements faussés, où les enjeux se trouvent souvent réduits à des joutes numériques en 140 caractères ou à un éventail d’émotions limité à six images. Le rapport de force, notamment virtuel, apparaît favorable au premier bloc.

Cela ne doit toutefois pas conduire à sous-estimer, dans cette conjoncture, le rôle crucial du mouvement ouvrier, de ses institutions, maisons d’édition ou médias. En dépit de sa faiblesse et de son éclatement, cette famille politique demeure un pôle d’attraction pour des milliers de personnes. Elle peut en influencer des millions d’autres qui veulent lutter contre l’exploitation et la domination d’un ordre injuste car il s’agit d’une nécessité pour des pans entiers de la population laborieuse. Mais elle peut aussi les conduire à une impasse tragique.

Des secteurs de la gauche radicale ont encore la capacité d’orienter des débats, d’impulser des dynamiques, de favoriser des regroupements afin d’éviter la lutte de tous contre tous sur des bases ethnoculturelles. Cette famille politique doit comprendre la situation intenable faite aux progressistes ou révolutionnaires originaires de pays dits arabo-musulmans qui, d’un côté, subissent le racisme de plein fouet et qui, de l’autre, font les frais d’un certain « orientalisme à rebours » qui sévit des colloques universitaires aux organisations politiques.

Bravant l’autocensure en raison des pressions de leur entourage ou la censure de certains de leurs compagnons de lutte, ces individus, que l’on appelle aujourd’hui « musulmans », réclament l’égalité. Ils revendiquent aussi le droit de s’exprimer en toute liberté, sans craindre le chantage à l’instrumentalisation, sans nier les divergences qui doivent être débattues en toute sérénité mais avec clarté. Ils rejettent encore les prisons idéologiques dans lesquelles on veut les enfermer.

L’Institut Montaigne a publié une étude sur l’islam français dont les résultats ont été abondamment commentés, sans un mot sur sa méthodologie. Les « musulmans » interrogés étaient des « personnes se déclarant de confession musulmane ou ayant au moins un parent musulman ». L’enquête reposait sur « un échantillon spécifique de personnes musulmanes ou de culture musulmane ; elles représentent 1 029 individus, parmi lesquels 874 se définissent comme musulmans ». Tout devient possible en matière de musulmanologie…

L’auteur de cet essai n’a pas choisi son nom qui lui a été donné à sa naissance survenue en 1982 à Valenciennes. C’est dans cette région industrielle qu’avait trouvé refuge, vingt ans plus tôt, une famille algérienne composée d’indépendantistes privés d’indépendance, de révolutionnaires frustrés de leur révolution, de patriotes éloignés de force de leur patrie, et cela en raison de leur fidélité à Messali Hadj. Ceci permettra peut-être de questionner le flou de l’expression « issu de la colonisation », en vogue dans certains milieux.

Si l’auteur savait, dès son enfance, qu’il ne serait guère plus qu’un « Français de papier », il comprenait aussi qu’il y avait une grande différence entre les « bourges » et ses camarades de tous horizons qui partageaient la même condition d’enfants de prolétaires. Certains de ses amis, rencontrés sur les terrains de football, lui renvoyaient l’image d’un « intello ». C’était bien la moindre des choses quand on répétait à la maison qu’un Arabe ne pouvait pas se payer le luxe d’être deuxième de la classe. Surtout quand on a la révolte pour seul héritage.

En rédigeant cet avant-propos, l’auteur appartient toujours à la masse des travailleurs précaires de l’Enseignement supérieur et de la recherche. En trente-quatre ans d’existence, il a davantage vécu sous le seuil de pauvreté qu’au-dessus. Désormais, il a la sensation d’être pris entre le marteau de la confessionnalisation et l’enclume de la racialisation. Par ailleurs, il sait que son statut de « binational » n’a pas bonne presse de l’autre côté de la Méditerranée, même si cela ne l’empêche pas de s’y exprimer quand l’occasion lui est offerte.

Cet essai vise à appuyer l’émancipation de tous les exploités. Il fait écho aux discussions en cours dans le milieu libertaire, notamment au sujet de l’intersectionnalité, tout en demeurant réservé quant aux déclinaisons féministes des projets islamique ou « décolonial ». Et il refuse les alternatives fallacieuses telles qu’exprimées par un « islamo-gauchiste » et ancien permanent communiste : « Je préfère un prêtre qui combat le colonialisme à un athée favorable à l’Algérie française. »

Il n’y a pas lieu de hiérarchiser la lutte contre les rapports de domination – à condition de ne pas trouver là un prétexte pour évacuer la question de l’exploitation économique. Nous ne pouvons choisir entre différentes oppressions qui apparaîtraient plus ou moins acceptables selon qu’elles sont véhiculées par l’État ou la société, le centre ou la périphérie, les dominants ou les dominés, les Occidentaux ou les Orientaux, les « Blanc-he-s » ou les « racisé-e-s ». On ne doit pas accepter sans critique des notions porteuses d’ambiguïté.

Faisons plutôt en sorte qu’il nous soit permis de préférer, aux obscurantismes anciens ou nouveaux, les quatrains d’un épicurien sceptique :

« Au printemps, sur la berge d’un fleuve ou sur le bord d’un champ,

Avec quelques compagnons et une compagne belle comme une houri,

Apportez la coupe…ceux qui boivent la boisson du matin

Sont indépendants de la mosquée et libres de la synagogue. »

Nedjib Sidi Moussa, Associate research scientist, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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