La géopolitique de crise du Liban

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La géopolitique est une discipline complexe qui a pour objet le traitement des implications politiques de la géographie, des déterminants géographiques sur la politique. Rudolf Kjellén, le fondateur du néologisme, définissait la géopolitique comme la “science de l’État en tant qu’organisme géographique, tel qu’il se manifeste dans l’espace”. Si “l’histoire est d’abord toute géographie “(Jules Michelet), “l’être géographique d’une contrée n’est point une chose donnée par avance par la nature” (Paul Vidal de la Blache) mais le produit de l’activité complexe de l’homme. Le géographe Elisée Reclus pensait aussi que sa matière ne pouvait ignorer les problèmes politiques. Il avait dans l’idée qu’elle pouvait permettre de mieux les poser, de mieux révéler leur importance. Connaître la spatialité physique -réfléchir sur l’espace- d’une région aiderait à mieux comprendre, en partie, la politique de cette région dans ses phases de stabilité, de mutation ou de crise et les réactions à celles-ci.

Les difficultés d’analyse, de compréhension et d’interprétation géopolitiques se verront d’autant multipliées que cet espace mouvant sera de type “international”, où viendra se greffer aux innombrables facteurs sociaux dynamiques internes le croisement de nombreux noeuds d’interactions entre des acteurs aux intérêts plus ou moins antagonistes, des micro-pouvoirs “autonomes” dans un territoire subdivisé en autant de “micro-nations”, promouvant un imaginaire et une revendication identitaire quasi-exclusive. La géopolitique du Liban ne doit pas être seulement descriptive, elle doit également s’inscrire dans une géopolitique préventive, ou plutôt une géopolitique de crise, s’intégrant dans une géopolitique polémologique.

Les problématiques conflictuelles que rencontre le Liban sont à la fois internes, frontalières et externes.

Par son instabilité socio-politique récurrente, le Liban est devenu un sanglant “terrain de jeu”surarmé au milieu d’une population civile mosaïque et pluriconfessionnelle. Cette république parlementaire, marquée religieusement (principalement maronite, sunnite, chiite, grec orthodoxe et druze), a sacrifié l’intérêt général public à des intérêts particularistes théologico-politiques nationaux et étrangers, clientélistes, qui au paroxysme de leurs tensions ont engendré de terribles massacres quand ce n’était pas de désastreuses guerres civiles locales et régionales. Morts, disparus, déplacés et exilés ont fortement marqué ce territoire pendant des années. Ce pays ressemble à un supermarché de trafics d’armes à ciel ouvert, où des clans et des tribus communautaristes armés -milices et autres groupuscules- se partagent un ensemble de territoires aux formes “mafieuses”, prospérant grâce à une économie parallèle ou souterraine au sein de cette “Suisse du Moyen-Orient”, où la corruption a touché les services de l’État, où les coups tordus homicides et les meurtrières luttes de pouvoir entre factions armées ont été un triste marqueur national. Le clivage communautariste n’a pas apporté la preuve de sa réussite. Comment concilier la volonté d’une démocratie pacifiée pour tous avec un assemblage de particularistes claniques armés? Les instants de paix et de stabilité sociale ressemblent à une étrangeté exotique, un “état exceptionnel de la société” (Georg Simmel). Il n’y a pourtant aucune fatalité à tout cela ! Des groupes d’intérêts étrangers pèsent et menacent la stabilité d’un État dont la souveraineté est constamment sur le point de rupture.

La Syrie a longtemps lorgné sur un accroissement terrestre mais aussi maritime qui lui donnerait une plus grande importance régionale; Israël, qui a eu un temps des visées -comme la Syrie- sur les ressources hydrauliques du Liban s’est engagé, dans d’autres circonstances et pour d’autres raisons, dans plusieurs conflits armés avec ce dernier ainsi qu’avec plusieurs milices hébergées au Liban, ce qui a -par vibration- fragilisé encore un peu plus cette région instable et meurtri une fois de plus les populations civiles, tout en imposant à ces moments-là des prises de positions et des redéfinitions géopolitiques aux autres pays du Moyen-Orient ; enfin la mer Méditerranée qui constitue un atout économique et militaire majeur.

Le Liban sert de poste avancé aux interventions de l’Iran principalement via les milices chiites pro-iraniennes du Hezbollah soutenues également par la Syrie qui fut longtemps impliquée militairement au Liban, au point que l’on a pu parler de “vassalité” quand d’autres parlaient de “protectorat”. La Syrie, qui n’a jamais caché son ingérence au pays du Cèdre, a été soupçonnée à maintes reprises d’assassinats politiques sur le territoire libanais. Elle continue d’entretenir une activité plus ou moins souterraine en soutenant pléthore de milices et clans libanais pro-syriens. Après l’assassinat de Rafic Hariri le 14 février 2005, faisant 23 morts et 220 blessés, des dizaines d’hommes politiques et de journalistes ont été tués dans des attentas (explosif, voiture piégée, mitraillage…), sans compter les règlements de comptes annexes. Enfin, Israël qui a apporté son soutien à différentes fractions libanaises est intervenu militairement plusieurs fois sur ce territoire. On ne peut évidemment passer sous silence les innombrables médiations et interventions diplomatiques, provenant principalement de la France et des États-Unis, mais aussi des pays arabes qui n’ont pas, loin s’en faut, un intérêt commun dans cet espace, au cours des ans.

La compréhension des positions et des enjeux qui s’activent au Liban est indispensable pour mieux percevoir les lignes de forces et les intérêts croisés qui agitent ce territoire. Le Liban s’offre, de par sa position et ses potentialités géographiques, comme une clé de voûte, une pièce maîtresse de stabilité du Moyen-Orient. Son implosion, souhaitée par certaines forces internes et étrangères, déstabiliserait encore plus la région. Les formations politico-communautaristes libanaises ont-elles réellement la volonté et les moyens de se donner une politique de souveraineté nationale pacifiée, d’intérêt général -commun- et de cohésion sociale? Ne faudrait-il pas revoir la Constitution et oser proposer une séparation entre le politique et le spirituel, c’est-à-dire la “laïcisation” de la vie civile libanaise? Ne conviendrait-il pas enfin, comme le soulignait Julien Freund, de réfléchir sur le fait “qu’établir la paix, c’est reconnaître aux opinions et aux intérêts qui ne sont pas les nôtres le droit d’exister et de s’exprimer. Si nous le leur refusons, c’est la guerre. La paix n’est donc pas l’abolition de l’ennemi, mais un accommodement avec lui, elle n’est pas non plus n’importe quelle reconnaissance, mais la reconnaissance de l’ennemi, c’est-à-dire de l’altérité, de la divergence, de l’opposition, de l’opposition, des antagonismes, etc.”?

Nous sommes nombreux à attendre de voir se réaliser une paix des justes sur cette terre marquée au vif dans sa chair, où le soleil viendrait apporter sa lumière de raison, où les hommes et les femmes seraient réellement capables de coopérer, de s’unir dans la sagesse, la fraternité et la tolérance. Au loin, l’orage signale encore sa présence. La foudre a frappé ce 19 octobre 2012. Le Liban est loin d’être exempt d’une autre guerre civile, mais nous espérons que cette manifestation ne soit ni un choix, ni une nécessité, ni une obligation. Le Liban n’est vraiment pas une malédiction mais un espoir au Proche-Orient.

Par Valéry Rasplus
Essayiste et sociologue. Il est membre du comité de rédaction des revues ‘Des lois et des hommes’ et ‘Matière Première 

Libnanews 

Opinion publiée sur Le Huffington Post

La Redac
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