La prière du coeur…

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Un mouvement citoyen sans précédent suscite un immense espoir au sein d’une majorité silencieuse et souffrante du peuple Libanais.

Pour ma part, je crains que toutes ces personnes, sincèrement assoiffées de paix, de justice et de fraternité, ne soient profondément et implacablement déçues.

Il me semble en effet que dans un pays où certains individus peuvent assassiner tout en demeurant impunis; où les institutions religieuses, transformées en partis politiques, se déchirent; où les politiciens sont des espèces de mutants consanguins appartenant à des familles régnantes; où la corruption est un euphémisme; où les intérêts des pays étrangers priment sur l’intérêt national; où des milices partisanes ont plus de pouvoir qu’une armée officielle fragmentée; où l’intérêt personnel, familial et clanique prend le dessus sur l’intérêt collectif et citoyen; où l’on cite Dieu deux fois par conversation, puis on le passe sous silence au moment où il est question d’argent; Dans un tel pays, une manifestation pacifique n’a qu’une infime chance d’aboutir.

Je me demande si à force de regarder des films, de se connecter sur Facebook ou de s’imprégner du monde occidental par le biais du web et des voyages, les Libanais n’ont pas fini par croire qu’ils vivaient vraiment dans un pays démocratique…

Je crains que l’intellect des Libanais, par ailleurs très évolué et de très haut niveau, ne leur joue des tours, en leur faisant croire qu’il suffit de penser les choses et de les imaginer pour qu’elles se réalisent dans les faits.

Je crains que notre jeunesse, comme toute jeunesse d’ailleurs, ne soit entrain d’idéaliser son désir et son monde, sans prendre la mesure des forces du mal qui se dressent contre elle, ni de l’âpreté de la lutte qu’un tel mouvement suppose.

Il est évident que pour traiter efficacement une pathologie, il est nécessaire dans un premier temps de bien établir le diagnostic.

Ne nous voilons pas la face, si ce type de gouvernants est en place c’est que nous y sommes pour quelque chose. Dans leur vices, leur priorités, leurs réflexions et leurs agissements, ils ne font que nous renvoyer nos vices, nos priorités, nos réflexions et nos agissements. Les politiciens reflètent nos mentalités rampantes, en mille fois plus développées, plus “sophistiquées”.
On dit bien que ce n’est pas le roi qui appelle le peuple mais c’est le peuple qui appelle le roi. Ceux qui élèvent leur voix ne doivent pas oublier qu’ils vivent dans un pays où, habituellement, on achète les voix…

De cet état lieux, il résulte deux éléments: Premièrement, à moins d’un bouleversement radical et intime des mentalités, les choses ne bougeront pas. Deuxièmement, si les choses bougent, cela se fera au prix d’un lourd tribut.

En priorité, et pour être en capacité de mener à son terme un tel mouvement, chaque manifestant devra vaincre ses propres démons, préciser les contours de son éthique personnelle, mettre au point ses principes politiques et sociaux, et ses convictions religieuses, en les harmonisant sous une seule bannière, celle d’un peuple unifié qui manifeste pour la reconquête de ses droits civils les plus fondamentaux. Rien ne doit pouvoir le détourner de ce objectif. C’est le pré-requis minimum pour un mouvement dont l’ambition est, ni plus ni moins, de bouleverser un système archaïque et féodal établi à l’échelle d’une nation, et ce depuis des décennies.

Chaque manifestant doit savoir se remettre en question, dès le départ, et tout au long du conflit, de manière à préserver l’unité du mouvement.

D’autre part, chaque manifestant doit être conscient des conséquences qu’un tel engagement peut avoir sur sa vie personnelle et être disposé à offrir plus que des cris et des slogans. Il ne suffira pas d’user ses semelles sur le bitume, il faudra aussi user de son temps, de son argent, de son énergie et peut-être même de son intégrité physique. Il ne suffira pas de faire l’intérimaire de la manif, il faudra garder le cap, persévérer dans un mouvement de longue haleine qui exige des sacrifices et qui pourrait bouleverser un agenda personnel ou le cours d’une vie.

Sans compter que les risques de récupération et de fausses interprétations, et donc de désunion et d’affrontements violents, seront légion dans le contexte d’un pays qui a plus connu de voitures piégées que d’élections véritablement démocratiques.

Par conséquent, il faudra s’attendre à ce que la corruption, la manipulation, la délation et la violence rôdent, qu’elles s’immiscent et se cachent dans tous les coins de rue et dans toutes sortes d’individus. Elles ne seront pas le seul apanage des politiciens et de leurs sbires.

Tout cela peut faire craindre une tournure des événements, vers un dérapage non contrôlé, un pschiiit, voire une explosion.

Tout cela souligne surtout les innombrables obstacles à franchir et l’ampleur du travail à fournir en dedans et en dehors de chaque libanais, en vue de générer et de maintenir un véritable espoir de renouveau autour de cette initiative authentiquement citoyenne.

Autant dire que la tâche s’annonce ardue, voire insurmontable.

Mon premier réflexe d’homme croyant a été de prier Dieu de protéger toutes ces gens, car le prix à payer pour que le mouvement réussisse, et pour éviter qu’il ne se transforme en une énième descente aux enfers, risque d’être bien plus lourd que ceux qui l’ont initié ne l’ont peut-être imaginé.

En tout état de cause, il ne fait aucun doute que ce mouvement est noble dans l’intention, il est parti et il ne s’arrêtera pas tout seul…
Pourvu que les bonnes intentions de cet élan citoyen puissent paver un avenir radieux pour les générations futures et non pas une nouvelle place en enfer pour un pays en chute libre.

Quant à moi, je continuerai à me réfugier dans mes prières, comme je le fais tous les soirs depuis le jour où j’ai quitté le Liban. Comme tant de personnes viscéralement attachées à ce pays, j’ai dû construire ma vie dans l’exil, la mort dans l’âme. N’ayant pas eu le courage de rentrer, j’ai passé mon chemin.
C’est le seul moyen que j’avais trouvé à l’époque pour ne pas être happé par la corruption et la servitude, dont la puanteur supplantait déjà celle des poubelles…

Je prie pour que, à travers ce mouvement, un autre moyen de lutter contre la servitude et la corruption connaisse enfin le jour…

Mario Abinader
Médecin-cardiologue, exerçant en France depuis 1995, Mario Abinader est viscéralement attaché au Liban, sa terre d’origine. Avec le recul que confère l’expatriation, il a écrit des articles relatant la métamorphose sociale et politique du pays. Il est également l’auteur d’un recueil de poèmes. Il a été ordonné diacre orthodoxe.

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