Fermeture des studios d’enregistrement : un secteur en péril
Le secteur musical libanais, autrefois florissant et influent dans la région, subit un effondrement progressif sous l’effet de la crise économique et de la transition vers le streaming numérique. De nombreux studios d’enregistrement historiques ont dû fermer leurs portes ces dernières années, incapables de survivre face à la chute des revenus générés par la production musicale traditionnelle.
Selon des données récentes, le nombre de studios d’enregistrement actifs à Beyrouth et dans les principales villes du pays a chuté de 40 % entre 2019 et 2024. Des établissements autrefois prestigieux, comme Studio Joe Baroudi, Platinum Records Beirut, et Mastersound Studio, ont mis fin à leurs activités, incapables de compenser la baisse des revenus provenant des ventes physiques d’albums et des droits d’auteur en déclin.
Cette situation est d’autant plus préoccupante que les coûts de production n’ont cessé d’augmenter. Les frais d’électricité, essentiels pour faire fonctionner un studio d’enregistrement, ont explosé avec la crise énergétique du pays. De nombreux producteurs se plaignent de l’impossibilité de maintenir un service de qualité en raison des coupures de courant fréquentes et du coût élevé des générateurs électriques. Certains artistes ont même dû enregistrer leurs morceaux à l’étranger, notamment à Dubaï ou au Caire, où les infrastructures sont plus adaptées et les coûts mieux maîtrisés.
Le changement des modes de consommation musicale constitue un autre défi majeur. Avec l’essor des plateformes de streaming comme Spotify, Apple Music et Anghami, les revenus issus de la musique enregistrée se sont effondrés pour la majorité des artistes libanais. Cette transition vers le numérique a non seulement réduit les marges bénéficiaires des musiciens, mais elle a également modifié les modèles économiques traditionnels, forçant les artistes à repenser entièrement leur manière de générer des revenus.
Des revenus en chute libre pour les artistes libanais
Le passage au streaming musical a profondément transformé le modèle économique de l’industrie musicale libanaise, mais au détriment des artistes locaux, qui peinent à tirer profit des nouvelles plateformes numériques. Contrairement aux grandes stars internationales qui bénéficient d’audiences massives et de contrats avantageux, la plupart des chanteurs, compositeurs et producteurs libanais doivent se contenter de revenus dérisoires, insuffisants pour vivre uniquement de leur musique.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : pour 1 000 écoutes sur Spotify, un artiste gagne en moyenne entre 2 et 5 dollars. Pour qu’un musicien puisse atteindre un revenu équivalent au salaire minimum libanais, soit environ 100 dollars par mois en 2024, il faudrait qu’il cumule au moins 50 000 écoutes mensuelles, un exploit difficile pour la majorité des artistes locaux. Sur des plateformes comme Apple Music ou Anghami, le rendement est à peine meilleur, mais toujours insuffisant pour constituer une source de revenus stable.
Cette précarisation des artistes libanais est accentuée par la baisse des contrats avec les labels traditionnels, qui investissent de moins en moins dans la production et la promotion de nouveaux talents. Les grandes maisons de disques, autrefois essentielles pour financer les albums, organiser les tournées et négocier les droits d’auteur, ont réduit leur activité en raison de la baisse des ventes physiques et de la faible rentabilité du streaming. Désormais, la plupart des musiciens doivent autoproduire leur musique, ce qui implique de lourds investissements en enregistrement, mixage, promotion et distribution, sans garantie de retour financier.
Pour survivre, de nombreux artistes libanais tentent de diversifier leurs sources de revenus en se tournant vers des plateformes alternatives comme YouTube, où la monétisation est légèrement plus avantageuse, ou encore en développant des financements participatifs via des plateformes comme Patreon. D’autres choisissent de collaborer avec des marques, de vendre des produits dérivés ou de proposer des concerts privés, souvent réservés à une élite pouvant se permettre ces prestations.
Cependant, cette dépendance croissante aux revenus annexes contribue à transformer la musique en activité secondaire pour de nombreux artistes, qui doivent chercher des emplois complémentaires dans d’autres secteurs pour subvenir à leurs besoins. Aujourd’hui, plus de 60 % des musiciens libanais travaillent également dans d’autres domaines (enseignement, graphisme, événementiel, médias) pour survivre.
Cette précarisation menace la diversité et l’innovation musicale au Liban. De nombreux jeunes talents renoncent à une carrière artistique ou choisissent d’émigrer vers des marchés plus rémunérateurs, notamment à Dubaï, Paris ou Los Angeles, où les opportunités de contrats et de concerts sont plus nombreuses. Cette fuite des talents affaiblit encore plus la scène musicale locale, qui peine à se renouveler et à maintenir son rayonnement au Moyen-Orient.
La disparition progressive des concerts et événements musicaux en direct
Si le Liban était autrefois considéré comme une plaque tournante de la musique live au Moyen-Orient, attirant aussi bien des artistes locaux qu’internationaux, la situation a radicalement changé ces dernières années. Avec l’effondrement du pouvoir d’achat, la crise économique et la montée en puissance des plateformes de streaming, les concerts et festivals connaissent une chute spectaculaire de fréquentation. Les grandes salles de spectacle, autrefois pleines à craquer, peinent aujourd’hui à remplir ne serait-ce que la moitié de leur capacité.
Les chiffres confirment cette tendance inquiétante. Selon une étude menée en 2024 par l’Union des producteurs musicaux du Liban, la vente de billets pour les concerts a chuté de près de 55 % depuis 2019, et plus d’un tiers des festivals annuels ont été annulés ou reportés en raison d’un manque de financement. Des événements majeurs comme le Festival International de Baalbek, qui attirait autrefois des milliers de spectateurs venus de toute la région, ont vu leur fréquentation divisée par deux.
Cette situation s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, la crise économique a drastiquement réduit la capacité des Libanais à dépenser pour des loisirs. Un ticket de concert coûte aujourd’hui entre 15 et 50 dollars, un luxe que peu de gens peuvent se permettre alors que plus de 50 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Par conséquent, même les plus grands noms de la scène libanaise, comme Nancy Ajram, Ragheb Alama et Elissa, ont dû réduire le nombre de leurs concerts locaux pour privilégier des performances à l’étranger, notamment aux Émirats Arabes Unis et en Europe, où les cachets sont plus élevés et la rentabilité meilleure.
Ensuite, les organisateurs de concerts sont confrontés à une explosion des coûts logistiques et techniques. Louer une salle de spectacle équipée en sonorisation et éclairage coûte désormais jusqu’à 30 % de plus qu’en 2019, en raison de la hausse des prix de l’électricité et des matériaux d’importation. Les organisateurs doivent aussi faire face à la dévaluation de la livre libanaise, ce qui rend les cachets des artistes internationaux excessivement élevés lorsqu’ils doivent être payés en dollars américains.
Enfin, l’essor du streaming et des concerts en ligne a modifié les habitudes du public. De plus en plus de jeunes Libanais préfèrent assister à des événements musicaux en ligne via YouTube ou Twitch, plutôt que de payer un billetpour un concert en salle. Cette nouvelle consommation de la musique a été renforcée par la pandémie de COVID-19, qui a habitué le public à des performances virtuelles, accessibles gratuitement et depuis chez soi.
En conséquence, les promoteurs et organisateurs de concerts sont en train de réinventer leurs modèles économiques pour tenter de compenser la baisse des entrées. Certains adoptent des formules hybrides, combinant concerts en salle et diffusions en ligne payantes, tandis que d’autres misent sur des expériences immersives ou des événements privés à plus petite échelle, où le prix des billets est plus élevé mais où l’expérience est plus exclusive.
Malgré ces adaptations, le secteur de la musique live au Liban reste en grande difficulté. Si aucune réforme ou soutien institutionnel n’est mis en place pour aider les artistes et les promoteurs, l’avenir des concerts en direct dans le pays semble de plus en plus compromis, au risque d’entraîner la disparition progressive des scènes musicales locales.
Quelles solutions pour sauver l’industrie musicale libanaise ?
Face à l’effondrement du marché musical traditionnel, de nombreux acteurs du secteur cherchent des solutions pour redynamiser l’industrie musicale libanaise et s’adapter aux nouvelles réalités économiques et technologiques. Plusieurs pistes sont envisagées, mais elles nécessitent des réformes profondes, des investissements stratégiques, et un soutien institutionnel qui peine encore à se matérialiser.
Encourager la production musicale locale et les plateformes indépendantes
L’une des premières solutions avancées consiste à développer des plateformes de streaming locales capables de mieux rémunérer les artistes libanais que les grandes plateformes internationales. Anghami, la principale application de streaming basée au Liban, tente de jouer ce rôle en proposant une meilleure redistribution des revenus aux artistes du Moyen-Orient. Cependant, la plateforme reste confrontée à la concurrence écrasante de géants comme Spotify, Apple Music et YouTube, qui accaparent l’essentiel des audiences.
D’autres alternatives émergent, comme l’idée de créer une plateforme de streaming dédiée exclusivement à la musique libanaise, financée par des fonds publics et privés pour assurer un meilleur soutien aux artistes locaux. Certains producteurs suggèrent également un système de subventions publiques pour les musiciens, à l’image de ce qui existe en France ou au Canada, où les États financent la création musicale pour assurer la pérennité des artistes indépendants. Mais dans un Liban en crise budgétaire, ces propositions peinent à voir le jour.
Diversification des sources de revenus des artistes
Pour compenser la chute des ventes d’albums et la baisse des revenus du streaming, les musiciens libanais doivent repenser leurs modèles économiques. Certains explorent des formes alternatives de monétisation, comme :
- Le financement participatif (crowdfunding) via des plateformes comme Patreon et Kickstarter, où les fans contribuent directement au financement des nouveaux albums.
- La vente de NFT musicaux, une tendance en croissance, qui permet aux artistes de vendre des morceaux sous forme de jetons numériques exclusifs.
- Les concerts privés et les événements exclusifs, qui permettent de générer des revenus plus stables avec une clientèle plus aisée.
Moderniser et soutenir la scène live
Les professionnels du spectacle insistent sur la nécessité de réinventer le marché des concerts au Liban, en adoptant des stratégies plus modernes et adaptées aux nouveaux comportements du public. Parmi les pistes envisagées :
- Des concerts hybrides, qui combinent une présence physique et une diffusion en ligne payante pour toucher un public plus large.
- Des partenariats avec des marques et des sponsors, qui permettent aux festivals et aux organisateurs de concerts de financer leurs événements sans dépendre uniquement de la billetterie.
- La réhabilitation des infrastructures culturelles, notamment les salles de spectacle et les studios d’enregistrement, pour offrir des conditions professionnelles aux artistes et producteurs.
Un cadre juridique pour mieux protéger les artistes
Enfin, plusieurs syndicats d’artistes et associations culturelles réclament une réglementation plus stricte sur la répartition des revenus du streaming et des concerts, afin de garantir des conditions plus justes pour les musiciens libanais. Aujourd’hui, les droits d’auteur sont mal appliqués, ce qui empêche de nombreux artistes de percevoir des redevances équitables pour leurs œuvres. Une réforme du Bureau libanais des droits d’auteur est jugée nécessairepour mieux encadrer l’industrie et assurer une protection financière aux créateurs de musique.
Un avenir incertain, mais pas sans espoir
Malgré les difficultés, l’industrie musicale libanaise n’est pas condamnée à disparaître. Avec des adaptations stratégiques, une meilleure régulation, et une réinvention des modèles économiques, la scène musicale pourrait retrouver un second souffle. Mais sans soutien institutionnel ni réformes profondes, le pays risque de voir sa culture musicale décliner au profit d’une production étrangère dominante et d’une fuite continue des talents vers l’étranger.