À l’approche d’Halloween, les terrasses allument des citrouilles de pacotille ; sur la corniche, la lumière s’arrête net au bord des dalles. Au-delà commence l’inventaire des ombres. C’est précisément dans ce clair-obscur de fin octobre — quand l’œil fatigue plus vite et que la mer parle plus fort — que reviennent les “femmes de l’eau”, ces silhouettes qu’on prête à la houle pour tenir les imprudents loin des rochers.
Le sauveteur, K-Way sur le dos, compte les secondes entre deux lames. Les soirs d’Halloween, dit-il, la foule s’attarde davantage et les défis nocturnes se multiplient. La légende lui sert de barrière douce : « n’approche pas, la sirène t’appelle » marche parfois mieux qu’un pictogramme. Sa règle est simple, sans romantisme : ramener à la lumière ceux qu’attirent les vasques noires.
Le pêcheur, lui, connaît le répertoire par cœur. En octobre, quand l’air se rafraîchit et que la mer change d’angle, les entailles de la côte deviennent bavardes. La rumeur de grotte passe pour une voix ; un paquet d’algues ressemble à une chevelure. Il ne sourit pas des histoires : il en retient l’usage. On évite la “Dalle qui appelle” les nuits sans lune ; on tient les enfants au quai quand le vent s’engouffre. La fête importée prête un décor ; la prudence, elle, ne se déguise pas.
La biologiste déplie les explications sans les opposer au mythe : bioluminescence qui ourle d’un trait bleu la nage d’un corps, mirages thermiques à l’horizon, reflets de bulbes sur des bulles de surface. En fin d’octobre, la combinaison de fraîcheur, d’humidité et de contrastes lumineux accentue ces illusions. Halloween n’invente rien ; il synchronise simplement le regard de la ville avec une saison propice aux erreurs de perception.
Le concierge de corniche, peu enclin aux grands mots, admet qu’il “noircit” parfois le récit ces soirs-là : « Ici, la femme souffle ; là, elle prend par les chevilles. » C’est sa façon de tenir une ligne quand les bandes jaunes ne suffisent pas et que les lampions d’Halloween poussent les curieux à s’avancer d’un pas de trop. On peut appeler cela manipulation ; lui y voit un service rendu au rivage.
La nuit épaissit. Entre deux lanternes, une vasque disparaît sous un coup de mer. On croit entendre un appel, puis la phrase s’éteint : simple surpression d’air dans une faille. C’est tout le mécanisme d’Halloween qui se joue ici, mais au réel : un décor, des signes, un frisson — et, si l’écriture est honnête, une injonction claire. La “sirène” n’est pas un personnage ; c’est un nom donné à la limite. Elle n’engloutit personne ; elle retient, une seconde, le pas du promeneur. Cette seconde suffit souvent à sauver.
On aurait tort d’opposer folklore et précision. Pour un papier d’Halloween, la juste mesure consiste à décrire les lieux — dalles qui s’effacent d’un coup à Batroun, corniche qui amplifie le ressac à Ras Beyrouth, entailles sonores vers Chekka — puis à laisser à la figure son rôle de pédagogie. Le mythe, ici, n’est pas une fable ; c’est un protocole. Il rappelle qu’on ne pose pas un pied de trop quand la mer monte, qu’on garde la main d’un enfant, qu’on rentre quand les lanternes s’allument.
Au bout du quai, les citrouilles de plastique vacillent dans le vent. La mer continue sa phrase, indifférente au calendrier. On n’a pas vu de sirène — seulement la côte telle qu’elle va, et des gens qui la tiennent. Pour un soir d’Halloween, c’est suffisant : le frisson a servi à quelque chose.



