Alors que le Liban tente difficilement de sortir d’une crise économique historique, son secteur bancaire continue de cristalliser la colère d’une large partie de la population. Depuis 2019, les banques sont accusées de bloquer illégalement l’accès aux dépôts, de protéger les intérêts d’une élite financière, et de contourner toute responsabilité dans l’effondrement du système monétaire. Ces accusations ont généré une rupture de confiance profonde et durable. À cette défiance, les banques ont répondu par une stratégie offensive de communication qui suscite à son tour un fort rejet, notamment de la part des médias indépendants et d’organisations de la société civile.
Une communication de crise à coups de millions
Face à la colère populaire, les établissements bancaires libanais ont déployé, depuis le début de l’année 2024, une vaste opération de “réhabilitation d’image”. Spots publicitaires à la télévision, publications dans la presse écrite, campagnes numériques sponsorisées : les banques multiplient les messages sur leur rôle dans l’économie nationale, leur supposée bonne gestion et leur capacité à soutenir la relance. Selon plusieurs enquêtes journalistiques, le coût cumulé de ces campagnes dépasserait les 50 milliards de livres libanaises. Cette offensive médiatique vise à retourner l’opinion publique, à rassurer les déposants, et à repositionner les banques comme partenaires de confiance au moment où le pays tente de négocier un nouveau programme de coopération avec le FMI. Mais ces efforts sont largement perçus comme déconnectés des réalités vécues par les citoyens. La grande majorité des épargnants ne peuvent toujours pas accéder librement à leurs fonds. Les virements à l’international restent soumis à des restrictions arbitraires. Et les taux d’intérêt, lorsqu’ils existent encore, ne compensent en rien la perte de pouvoir d’achat provoquée par l’effondrement de la livre.
Des médias indépendants ciblés
Au lieu d’ouvrir un dialogue sur la responsabilité de la crise et sur la restitution des avoirs des déposants, plusieurs banques ont choisi de cibler leurs critiques les plus visibles. Deux médias indépendants, Megaphone et Daraj, sont devenus les cibles privilégiées d’une campagne de dénigrement orchestrée dans les cercles proches de l’Association des Banques du Liban. Depuis le début de l’année, ces deux plateformes ont été accusées, dans des éditoriaux et via des publications anonymes sur les réseaux sociaux, de “fausser les faits”, de “trahir la confiance publique”, voire de “saper la stabilité financière”. Des pages sur les réseaux sociaux relayant ces messages ont été créées à des fins spécifiques de désinformation ou d’intimidation. Les attaques prennent la forme d’articles commandités dans la presse traditionnelle, de tentatives de harcèlement judiciaire ou encore de pressions sur les annonceurs. Dans certains cas, des journalistes de Megaphone ont signalé avoir reçu des menaces anonymes après la publication de reportages sur le rôle des banques dans le financement de la dette publique.
La contre-enquête sur les banques
Ces attaques s’expliquent en partie par la portée qu’ont eue plusieurs enquêtes publiées par ces médias. Daraj a consacré une série d’articles à la manière dont les grandes banques ont transféré des milliards de dollars à l’étranger au début de la crise, alors que les petits déposants étaient déjà soumis à des limitations strictes. Ces fuites de capitaux ont été qualifiées par certains analystes de “pillages organisés”. Megaphone, de son côté, a documenté les liens d’interdépendance entre plusieurs banques privées et le pouvoir politique. Le média a révélé que certains administrateurs siégeaient simultanément dans des conseils d’administration bancaires et dans des institutions publiques, posant un problème évident de conflits d’intérêts. Cette mise en lumière des structures opaques et des pratiques d’élite a provoqué des réactions vives, notamment de la part de dirigeants bancaires qui considèrent ces enquêtes comme des attaques contre la stabilité économique.
Une plainte en justice contre les banques
En parallèle des dénonciations médiatiques, une plainte judiciaire a été introduite devant le parquet financier par un groupe de juristes et d’ONG. Elle porte sur des faits qualifiés d’“atteinte à la sécurité financière de l’État”, “entrave à l’exécution des décisions judiciaires” et “coordination illicite pour inciter à la vente massive de titres de dette publique”. Le dossier cite nommément plusieurs établissements de premier plan et inclut des documents internes transmis par des lanceurs d’alerte. Les plaignants espèrent qu’une enquête judiciaire pourra contraindre les banques à révéler les circuits de transfert des capitaux et à identifier les bénéficiaires des mouvements de fonds à l’étranger. L’instruction en cours pourrait également révéler l’ampleur de la coordination entre certains établissements bancaires pour manipuler le marché secondaire des eurobonds, dans une période où l’État libanais tentait de restructurer sa dette externe.
Silence des autorités et inertie des régulateurs
Face à la gravité de ces accusations et à la perte manifeste de crédibilité du secteur, les autorités publiques observent un silence quasi total. La Banque du Liban, privée de gouverneur permanent depuis la démission de son précédent responsable, se contente de déclarations prudentes. Le ministère des Finances, lui, renvoie la responsabilité des abus à la justice. Cette absence d’encadrement institutionnel aggrave la perception d’une impunité généralisée. Le comité parlementaire des finances, pourtant saisi à plusieurs reprises par des députés d’opposition, n’a convoqué aucun dirigeant bancaire depuis plus de six mois. Le sentiment d’un système fermé, opaque et protégé d’en haut renforce l’hostilité d’une population qui se sent trahie.
Une fracture durable avec la société
Cette crise de confiance ne se limite plus au domaine bancaire. Elle contamine l’ensemble du pacte social entre l’État, ses citoyens et ses institutions. Dans les files d’attente devant les agences, les clients expriment leur rage ou leur résignation. De nombreux Libanais choisissent désormais de fonctionner entièrement en espèces, se détournant complètement du système bancaire traditionnel. La résurgence des systèmes d’épargne informels, les plateformes d’échange en devises via les réseaux sociaux, et le recours croissant aux cryptomonnaies signalent une déconnexion radicale entre la population et les canaux économiques officiels. Ce phénomène, difficilement réversible, pourrait à terme redessiner les contours de l’économie libanaise.