Les élections municipales du 4 mai 2025 dans le Mont-Liban ont, une fois encore, révélé la prégnance des figures notabiliaires dans la vie politique locale. Si les partis ont structuré la compétition dans certaines circonscriptions, ce sont bien les notables — familles établies, figures indépendantes influentes, chefs communautaires — qui ont verrouillé l’essentiel des sièges dans une grande majorité de municipalités. Cette emprise sociale et politique s’est manifestée autant par l’élection par acclamation que par la domination de listes consensuelles où les clivages partisans s’effacent derrière les équilibres communautaires, les alliances familiales et les intérêts croisés.
Une permanence historique du pouvoir local
La place des notables dans les conseils municipaux libanais s’inscrit dans une tradition remontant bien avant l’indépendance. À travers leur contrôle foncier, leur rôle de médiation communautaire et leur réseau de services sociaux, ces figures ont longtemps incarné une forme de gouvernance de proximité. Dans les zones rurales comme dans les petites villes du Mont-Liban, ce modèle n’a guère changé. L’autorité repose sur la loyauté familiale, l’intermédiation sociale et l’influence religieuse.
Les élections de 2025 confirment cette continuité. Dans plusieurs dizaines de municipalités, des familles dominantes ont imposé leurs listes sans opposition, soit par acclamation, soit en écartant les concurrents potentiels par des mécanismes de pression, de dissuasion ou de négociation. Ces dynasties locales, souvent associées à des noms illustres, assurent ainsi la transmission du pouvoir sur plusieurs générations, avec peu de remise en question.
L’acclamation comme outil de verrouillage
Sur les 330 municipalités concernées dans cette première phase électorale, 70 ont vu la formation de conseils municipaux sans vote, par acclamation. Cette méthode, légalement permise lorsqu’il n’existe qu’une seule liste, est devenue un marqueur du contrôle exercé par les notables. Elle reflète moins un consensus réel qu’un mécanisme de verrouillage, où toute alternative est neutralisée en amont.
Dans plusieurs cas, des tentatives de listes concurrentes ont été abandonnées à la suite de pressions exercées par des groupes locaux ou des personnalités influentes. L’argument du consensus est souvent mis en avant pour éviter « les divisions inutiles », mais il sert aussi à conserver le pouvoir au sein des mêmes réseaux. L’électeur, dans ces conditions, est privé de son droit de choix.
La stratégie des partis : pactiser avec les familles
Face à cette réalité enracinée, les partis traditionnels ont souvent renoncé à imposer leurs candidats. Leur stratégie a consisté à rechercher des alliances avec les familles influentes, à coopter leurs membres ou à apposer leur étiquette sur des listes déjà constituées. Cette démarche est assumée dans plusieurs déclarations politiques : il s’agirait de « gagner avec les gens » plutôt que de les affronter.
Cette tactique a permis aux partis de préserver leur image de force présente sur le terrain, tout en évitant les affrontements directs. Elle traduit aussi la reconnaissance d’un rapport de force favorable aux notables, que ni les FL, ni le CPL, ni le PSP ne peuvent ignorer. Dans certaines régions, ce sont les chefs de famille qui fixent les termes de la participation des partis, et non l’inverse.
Une représentation locale peu renouvelée
La conséquence directe de cette domination est l’absence de renouvellement dans les conseils municipaux. Dans de nombreuses municipalités, les mêmes noms se retrouvent d’un mandat à l’autre, parfois dans des rôles différents mais avec les mêmes influences. Cette continuité est présentée comme un gage de stabilité, mais elle bloque l’accès à de nouveaux profils.
Les femmes, les jeunes, les indépendants issus de la société civile rencontrent de grandes difficultés à se faire une place. Les critères de sélection sont souvent informels : loyauté familiale, réseau communautaire, compatibilité avec les figures dominantes. Le mérite, l’expertise ou la capacité à proposer une alternative programmatique sont rarement valorisés.
Le conseil municipal comme prolongement du pouvoir social
Dans ce contexte, le conseil municipal devient moins un organe de gestion qu’un espace de régulation du pouvoir local. Les décisions y sont souvent prises en cercle restreint, parfois en dehors des procédures formelles. L’essentiel du travail se concentre sur la distribution des ressources, l’arbitrage des conflits fonciers, et la gestion des relations avec les instances de tutelle.
Les personnalités élues ne disposent pas toujours des compétences nécessaires pour exercer efficacement leurs missions. Mais leur légitimité repose sur d’autres ressorts : capacité de mobilisation, réseau d’influence, fonction de représentation communautaire. Le pouvoir local est donc plus symbolique que technique, plus relationnel que administratif.
Un frein à l’alternance et à la reddition de comptes
Ce système notabiliaire, s’il garantit une certaine continuité, freine l’alternance démocratique. Dans les localités où le vote a eu lieu, la compétition a souvent été limitée à des listes issues du même cercle social, proposant peu d’alternatives réelles. Les programmes électoraux sont rares, les débats publics inexistants, et les citoyens peu informés sur les enjeux de gestion.
La reddition de comptes est également quasi absente. Les conseils municipaux ne publient que rarement leurs budgets, leurs délibérations ou leurs projets. Les mécanismes de contrôle — audit, participation citoyenne, presse locale — sont faibles ou inexistants. Cette opacité nourrit la méfiance et l’abstention, même dans les zones sous contrôle notabiliaire.
Une résilience liée à la crise de l’État
La longévité des notables s’explique aussi par la faiblesse des institutions centrales. Dans un Liban marqué par la faillite des services publics, les figures locales assurent souvent des fonctions substitutives : distribution de l’eau, branchements électriques, aides sociales. Leur rôle de relais communautaire devient alors indispensable, surtout dans les régions périphériques ou mal desservies.
Cette réalité renforce leur pouvoir, mais en dehors de tout cadre formel. Elle entretient un système clientéliste dans lequel les habitants échangent leur fidélité contre des services, souvent à titre individuel. Cette logique entrave la construction d’une gouvernance locale institutionnalisée, fondée sur des règles et des droits.
Des tentatives de renouvellement bloquées
Quelques candidatures indépendantes ont émergé dans les grandes municipalités, portées par des collectifs citoyens, des syndicats ou des associations. Mais dans la plupart des cas, elles ont été marginalisées, faute de soutien, de financement ou d’accès aux réseaux locaux. Même lorsqu’elles ont été présentes dans les urnes, elles n’ont pas pu rivaliser avec les listes soutenues par les notables.
Le système électoral, la gestion des inscriptions, les modalités de campagne, tout semble conçu pour favoriser la reproduction du pouvoir existant. La capacité à renouveler les élites locales reste donc très faible, malgré une demande sociale croissante pour une gestion plus efficace et plus équitable.