
La question de savoir si les Libanais sont Arabes se pose dans le cadre de l’identité complexe de ce pays du Levant, marqué par de multiples influences historiques et culturelles. Il est difficile d’y apporter une réponse tranchée, car plusieurs dimensions – linguistiques, ethniques, historiques et politiques – entrent en jeu. Cet article explore ces différentes facettes à travers des sources scientifiques et historiques pour mieux comprendre l’identité libanaise et son rapport à l’arabité.
Définir l’Arabité : Ethnicité, Langue et Culture
Le terme « arabe » peut être défini de plusieurs manières :
- Ethniquement, il fait référence aux populations originaires de la péninsule Arabique. Ces peuples nomades, les Bédouins, sont souvent considérés comme les ancêtres des Arabes. Toutefois, l’expansion islamique à partir du VIIe siècle a largement redéfini cette notion, incluant de nombreuses populations au sein de ce qu’on appelle aujourd’hui le monde arabe. La conquête arabe a été suivie d’un processus d’arabisation, qui n’a pas nécessairement impliqué une assimilation ethnique, mais plutôt une adoption de la langue et des coutumes arabes.
- Linguistiquement, être Arabe se réfère à l’usage de la langue arabe. Le monde arabe englobe 22 pays membres de la Ligue arabe, dont le Liban. Toutefois, les dialectes arabes varient énormément d’une région à l’autre, et l’arabe parlé au Liban, connu sous le nom d’arabe libanais ou arabe levantin, présente des différences notables avec les dialectes de la péninsule Arabique ou d’autres régions du Maghreb.
- Culturellement, le terme « arabe » peut englober un ensemble de traditions, coutumes et pratiques partagées par les pays arabophones. Ce concept est souvent associé au panarabisme, un mouvement politique né au XXe siècle, qui cherchait à unir les peuples du monde arabe autour de leur langue et de leur histoire commune.
Les Libanais et les Phéniciens : Une Origine Distincte ?
L’un des arguments centraux avancés pour affirmer que les Libanais ne sont pas des Arabes réside dans leur héritage phénicien. Les Phéniciens, qui ont prospéré sur la côte libanaise entre 1200 et 300 avant notre ère, étaient un peuple maritime sémitique parlant une langue proche de l’araméen. Ils sont connus pour avoir fondé des colonies à travers la Méditerranée, dont Carthage.
De nombreuses familles libanaises, en particulier au sein de la communauté chrétienne maronite, revendiquent une descendance directe des Phéniciens. Cette revendication a été renforcée au XXe siècle par des intellectuels et des politiciens cherchant à se distinguer du monde arabe environnant. Selon une étude publiée dans la revue PLOS Genetics en 2017, les chercheurs ont trouvé des preuves génétiques montrant une continuité entre les populations actuelles du Liban et les Phéniciens. L’étude a révélé que plus de 90 % du génome des populations libanaises modernes est d’origine levantine, ce qui pourrait inclure une part significative de l’héritage phénicien.
Cependant, il est important de noter que cet argument génétique ne contredit pas nécessairement l’arabité linguistique ou culturelle du Liban. L’arabisation ne signifie pas une homogénéisation ethnique, mais plutôt un processus d’adoption de la langue et des coutumes arabes, en particulier après la conquête islamique du VIIe siècle.
Sources :
- Haber, M., et al. (2017). « Continuity and Admixture in the Last Five Millennia of Levantine History from Ancient Canaanite and Present-Day Lebanese Genome Sequences. » PLOS Genetics.
- Aubet, M. E. (2001). The Phoenicians and the West: Politics, Colonies and Trade.
L’Expansion Arabe et l’Islamisation
Le Liban a été conquis par les Arabes en 636, au moment de la grande expansion islamique. Bien que la région ait rapidement adopté l’islam (surtout dans le sud et dans la région de la Bekaa), elle a conservé une certaine diversité religieuse et culturelle, notamment avec les communautés chrétiennes maronites des montagnes du nord. Ce mélange culturel a contribué à forger une identité libanaise complexe, marquée par une cohabitation de plusieurs groupes religieux et ethniques.
L’arabisation du Liban, en particulier sur le plan linguistique, s’est effectuée sur plusieurs siècles. Le développement de la langue arabe au Liban ne signifiait pas nécessairement une adoption immédiate de l’identité arabe par ses habitants. Au contraire, beaucoup de Libanais, en particulier les chrétiens maronites, se voyaient comme distincts des Arabes musulmans de la péninsule Arabique. Ce sentiment s’est renforcé au cours de la période ottomane et coloniale, notamment lorsque le Liban fut placé sous mandat français après la Première Guerre mondiale.
Sources :
- Hourani, A. (1991). A History of the Arab Peoples.
- Chejne, A. G. (1969). The Arabic Language: Its Role in History.
La Langue Arabe au Liban : Un Lien Indéniable
L’un des éléments les plus évidents de l’arabité du Liban est l’usage de la langue arabe. Le libanais moderne parle un dialecte arabe dit « levantin », qui est parlé au Liban, en Syrie, en Palestine et en Jordanie. Ce dialecte possède des influences linguistiques anciennes, notamment l’araméen et le phénicien, mais reste fondamentalement un dialecte arabe.
Cependant, l’arabe parlé au Liban n’est pas l’arabe classique. Ce dernier, utilisé dans les médias et les discours officiels, reste une langue littéraire et religieuse. Il est enseigné à l’école, mais n’est pas couramment utilisé dans les conversations quotidiennes. La coexistence de plusieurs langues – l’arabe dialectal, l’arabe classique, le français et parfois l’anglais – reflète également la diversité de l’identité libanaise.
L’arabe libanais diffère en de nombreux aspects des autres dialectes, tant au niveau phonétique que lexical. Selon les linguistes, ces particularités découlent de l’histoire complexe du Liban, marqué par l’influence des civilisations anciennes, des conquêtes et des échanges commerciaux.
Sources :
- Holes, C. (2004). Modern Arabic: Structures, Functions, and Varieties.
- Owens, J. (2009). A Linguistic History of Arabic.
L’Arabité Politique : Le Panarabisme et le Nationalisme Libanais
Au XXe siècle, le mouvement panarabe a tenté d’unir les peuples arabophones autour d’un projet commun, notamment dans la lutte contre le colonialisme occidental. Des figures comme Gamal Abdel Nasser ont incarné cette idéologie, et de nombreux pays arabes, dont le Liban, se sont inscrits dans cette mouvance. Le Liban a été l’un des membres fondateurs de la Ligue arabe en 1945, ce qui renforce son appartenance au monde arabe.
Cependant, au Liban, le panarabisme a toujours rencontré une résistance, surtout parmi les communautés chrétiennes qui cherchaient à préserver leur spécificité culturelle et religieuse. La guerre civile libanaise (1975-1990) a exacerbé ces tensions, opposant des groupes arabistes et nationalistes à d’autres factions prônant une identité libanaise distincte de celle du monde arabe.
Aujourd’hui, le Liban est politiquement et culturellement ancré dans le monde arabe, bien que certains continuent de revendiquer une identité plus locale, distincte de l’arabité.
Sources :
- Dawisha, A. (2005). Arab Nationalism in the Twentieth Century: From Triumph to Despair.
- Hirst, D. (2010). Beware of Small States: Lebanon, Battleground of the Middle East.
Une Identité Arabe Plurielle
En conclusion, les Libanais peuvent être considérés comme Arabes selon plusieurs critères :
- Linguistiquement, ils parlent un dialecte arabe, même si ce dialecte est influencé par d’autres langues régionales.
- Historiquement, le Liban a été intégré au monde arabe suite à la conquête islamique, mais a conservé des éléments distincts de son passé phénicien et de ses contacts avec l’Europe.
- Culturellement et politiquement, le Liban fait partie de la Ligue arabe et partage de nombreuses traditions avec les autres pays arabophones.
Cependant, l’identité libanaise est multiple et complexe, mêlant influences arabes, phéniciennes, méditerranéennes et européennes. L’idée de l’arabité reste donc fluide et ouverte à diverses interprétations selon les perspectives historiques, linguistiques ou politiques.