Un marché en mutation sous pression de la crise
En dépit de l’effondrement général de l’économie libanaise, le secteur immobilier fait figure d’exception relative. Il résiste, s’adapte, et dans certains segments, il prospère. Depuis 2019, les transactions immobilières ont connu des pics inattendus, surtout dans les quartiers prisés de Beyrouth, sur le littoral, ou dans certaines zones montagneuses. Ce phénomène s’explique par plusieurs dynamiques combinées : la perte de confiance dans le système bancaire, la recherche de valeurs refuges, et l’afflux de capitaux en dollar cash.
La dévaluation massive de la livre libanaise et le blocage des comptes bancaires ont poussé de nombreux Libanais à investir dans la pierre, perçue comme le dernier actif tangible, relativement stable et difficile à confisquer. Dans un contexte de panique monétaire, acheter un bien immobilier est devenu pour certains une manière d’échapper à la destruction de leur épargne. Ce mouvement a concerné autant les particuliers que certaines entreprises cherchant à immobiliser des fonds devenus inutilisables ailleurs.
Cette ruée vers l’immobilier a provoqué une distorsion des prix. Dans certains quartiers huppés de la capitale, les biens se vendent encore à des prix comparables à ceux d’avant la crise, voire supérieurs. Ailleurs, en revanche, les prix s’effondrent, faute de demande solvable. Le marché devient dual : d’un côté, une niche spéculative dopée par les dollars cash ; de l’autre, un marasme profond dans les zones moins attractives, où les logements restent invendus pendant des années.
Le rôle moteur de la diaspora et des achats en cash
L’une des caractéristiques majeures de cette résilience est le rôle croissant de la diaspora libanaise. De nombreux expatriés ont profité du contexte pour acquérir des biens à des prix jugés attractifs en comparaison internationale. Les transferts d’argent familiaux se sont parfois transformés en investissements immobiliers structurés. Des quartiers entiers, notamment dans les régions de Metn, Kesrouan ou le Sud, connaissent un renouveau partiel grâce à cette demande extérieure.
Le facteur déterminant reste toutefois la disponibilité du dollar cash. Dans une économie largement dollarisée de fait, seuls les acheteurs capables de régler en espèces fortes ont accès aux meilleures opportunités. Cette condition exclut une large partie de la population locale, dont les revenus restent libellés en livres. Le marché se reconfigure ainsi autour d’une clientèle restreinte, aisée ou connectée à l’international, accentuant les inégalités d’accès à la propriété.
Cette situation alimente une logique spéculative. Certains acquéreurs n’achètent pas pour habiter ou louer, mais pour parier sur une valorisation future. L’immobilier devient un actif financier comme un autre, déconnecté de sa fonction résidentielle. Des projets sont lancés dans l’unique but de capter des capitaux dormants. Des appartements restent vides, non meublés, simplement gardés comme réserve de valeur. Cette tendance inquiète les urbanistes, qui y voient un détournement du rôle social du logement.
Un accès au logement de plus en plus inégalitaire
La spéculation immobilière et l’orientation du marché vers les acheteurs en dollar cash ont entraîné une exclusion progressive des classes moyennes et populaires. Ces dernières, durement touchées par la crise économique, voient leur pouvoir d’achat s’effondrer, tandis que les loyers, dans les quartiers encore dynamiques, continuent d’augmenter. La rareté des logements abordables devient un problème structurel, accentué par l’absence de politique publique du logement.
L’absence de prêts hypothécaires fonctionnels renforce cet accès inégalitaire. Les institutions bancaires, paralysées par leur propre crise de liquidité et soumises à un environnement réglementaire incertain, ne proposent plus d’offres de crédit immobilier. L’option d’un achat financé sur le long terme est devenue inaccessible à la majorité des ménages. Ceux-ci doivent soit payer comptant — ce qui est irréaliste pour la majorité — soit renoncer à l’achat et se rabattre sur le marché locatif.
Mais le marché locatif subit lui aussi une mutation. Le gel des anciens contrats, la disparition des aides au logement, et la flambée des loyers dans certaines zones entraînent une forme de gentrification silencieuse. Les quartiers proches des centres urbains attractifs se vident de leurs résidents historiques au profit de profils plus fortunés. Cette recomposition urbaine, accélérée par la crise, modifie le tissu social et accentue la fracture territoriale.
Les logements sociaux, quasi inexistants au Liban, ne constituent pas une alternative. Il n’existe aucun programme public d’envergure pour réguler les prix ou garantir un accès minimal au logement décent. Les tentatives passées, souvent entravées par des intérêts fonciers privés ou des blocages administratifs, n’ont jamais abouti. Le droit au logement, pourtant consacré par le droit international, est ainsi vidé de sa substance dans le contexte libanais.
Un urbanisme déséquilibré et peu durable
La crise économique n’a pas ralenti de manière significative la frénésie immobilière dans certaines zones spécifiques, notamment côtières ou de montagne. Cependant, cette dynamique repose sur une logique de court terme, sans vision urbanistique ni environnementale cohérente. Des projets de résidences fermées, de complexes de luxe ou de villas isolées continuent de voir le jour, souvent sans raccordement aux réseaux publics, ni intégration dans un tissu urbain existant.
L’absence de régulation urbanistique contribue à un étalement anarchique. Des permis de construire sont encore délivrés sans plan directeur, dans des zones à risque ou écologiquement sensibles. L’impact sur les ressources naturelles, l’accès à l’eau, la gestion des déchets ou la circulation est rarement anticipé. La logique de profit immédiat l’emporte sur toute considération de développement durable. Cette dérive alimente un déséquilibre spatial de plus en plus visible.
Les centres-villes, autrefois vivants et mixtes, perdent leur diversité. L’immobilier haut de gamme y remplace peu à peu les fonctions commerciales et les logements abordables. À l’inverse, des zones périurbaines se densifient dans le désordre, sans équipements collectifs suffisants. Ce déséquilibre menace à long terme la cohésion sociale, l’accès aux services, et la résilience du territoire. L’absence de politique foncière cohérente rend toute correction structurelle difficile.
Entre opportunités et vulnérabilités : un secteur à la croisée des chemins
Pour les promoteurs, le moment est paradoxalement opportun. Les prix des terrains restent relativement bas en livres libanaises, les matériaux sont parfois importés avec des financements privés en dollar cash, et la concurrence institutionnelle est quasi inexistante. Les marges bénéficiaires peuvent être élevées dans certains segments, à condition d’attirer une clientèle ciblée et solvable. Certains opérateurs parient sur une remontée progressive du marché post-crise, notamment si un accord financier ou un plan de sauvetage international crédible se concrétise.
Mais cette perspective reste hypothétique. La situation économique globale, l’instabilité politique, l’effondrement des infrastructures, et la crise énergétique font peser une incertitude massive sur la viabilité du secteur. La volatilité des prix, l’impossibilité d’obtenir des prêts, et l’absence de cadre réglementaire dissuadent toute planification à long terme. Le marché reste soumis à des logiques opportunistes, où la prudence domine.
Les grandes entreprises de construction réduisent la voilure, licencient ou gèlent leurs projets. Certaines se recentrent sur la rénovation ou sur des opérations de niche. D’autres cherchent à délocaliser tout ou partie de leur activité. Le secteur perd en innovation, en qualité, et en capacité de production structurée. La désorganisation s’installe, au détriment des normes de construction, de la sécurité, et de la transparence contractuelle.
Les acheteurs, quant à eux, évoluent dans une incertitude totale. L’absence de contrôle des actes notariés, la non-publication de certains titres fonciers, ou la faillite de promoteurs sans recours légal possible font peser des risques juridiques considérables. Dans un tel contexte, l’investissement immobilier devient un pari, souvent guidé par des réflexes de protection plutôt que par une stratégie d’enrichissement à moyen terme.
Quels leviers pour une régulation structurelle du secteur ?
La réforme du secteur immobilier pourrait constituer un levier de relance économique si elle s’inscrivait dans une stratégie globale. Le premier chantier est celui de la transparence. Il faut doter le Liban d’un cadastre numérique, fiable, public. Cela permettrait de sécuriser les transactions, de clarifier les titres de propriété, et de lutter contre la fraude. Le rôle des notaires et des agents immobiliers devrait être révisé pour imposer des standards de professionnalisation et de déontologie.
Le second chantier est celui de la fiscalité foncière. Aujourd’hui, les taxes sur les plus-values immobilières sont floues ou peu appliquées. Une réforme pourrait instaurer une fiscalité différenciée, pénalisant la rétention spéculative et encourageant l’usage résidentiel ou productif. L’introduction de mécanismes de contribution au financement des équipements publics permettrait d’aligner développement urbain et intérêt général.
Enfin, une politique publique du logement est nécessaire. Il ne s’agit pas seulement de construire des logements sociaux, mais d’encadrer le marché, de réguler les loyers, et d’offrir des garanties d’accès au logement. Des mécanismes de financement public-privé, des subventions ciblées, ou des coopératives d’habitat pourraient offrir des solutions alternatives à la logique spéculative dominante. Cela suppose une vision de long terme, appuyée par des outils juridiques et administratifs modernisés.
Le secteur immobilier libanais reste l’un des rares à ne pas s’être totalement effondré. Mais cette résilience est trompeuse. Sans régulation, sans justice spatiale, sans vision partagée, il risque de devenir un facteur de fragmentation sociale, d’exclusion résidentielle, et de vulnérabilité économique accrue. L’heure n’est plus à la spéculation, mais à la reconstruction d’un droit au logement digne et inclusif.