La corniche de Raouché, à Beyrouth, Liban. Crédit Photo: Francois el Bacha pour Libnanews.com. Tous droits réservés.

Emmanuel Véron, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) and Emmanuel Lincot, Institut Catholique de Paris

Plus de trois mois après la double explosion dans le port de Beyrouth, la tentation est grande pour le Liban et, surtout, pour le parti pro-iranien du Hezbollah de se tourner vers Pékin. Ce serait un camouflet pour Emmanuel Macron, premier chef d’État étranger à s’être rendu (par deux fois) après le drame dans ce pays sinistré : selon lui, l’aide apportée par l’ancienne puissance mandataire (1918-1946) et celle de la communauté internationale doivent être conditionnées à une lutte active contre la corruption et à un changement de système.

Il est vrai que cette exhortation française, aussitôt dénoncée par le chef du Hezbollah Sayed Nasrallah au nom de la communauté chiite (27 % d’une population totale de 6,8 millions d’habitants), allait à l’encontre d’un projet d’infrastructures de vaste ampleur financé par la Chine.

Les potentialités pour Pékin y sont gigantesques, y compris dans la Syrie voisine, elle-même amenée à se reconstruire. L’enjeu est évidemment considérable pour le pays du Cèdre que les quinze années de la guerre civile (1975-1990), conjuguées aux effets de la guerre de 2006 et de la crise économique ont durablement pénalisé.

Complexes rapports des forces au Liban

Le Liban traverse la pire crise économique de son histoire, marquée par une dépréciation inédite de sa monnaie, une explosion de l’inflation et des restrictions bancaires draconiennes sur les retraits et les transferts à l’étranger.

Près de la moitié de la population libanaise vit dans la pauvreté et près de 40 % des actifs sont au chômage. La situation s’est aggravée avec la venue massive de réfugiés syriens fuyant depuis 2011 le conflit que subit leur pays. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies, ils seraient aujourd’hui plus de 1,5 million, dont 500 000 jeunes entre 3 et 14 ans. Ce qui fait du Liban (4,1 millions de Libanais résidant dans le pays), le pays avec le plus fort taux de réfugiés au monde – puisqu’un habitant sur quatre y a le statut de réfugié.

Cette question constitue à la fois un enjeu politique majeur et un drame humanitaire sans précédent. La situation perturbe de nombreux Libanais – du petit commerçant aux élites, en passant par les politiques et les humanitaires. Par ailleurs, l’entrée en application d’un nouvel arsenal de sanctions dirigées contre le pouvoir syrien et décidées par le Congrès américain en juin dernier ne peut guère arranger la situation régionale désormais au bord de l’asphyxie. Cet ensemble de sanctions – surnommé « la loi César » – vise à exercer « une pression maximale » sur le régime de Damas et sur son principal allié, Téhéran.

La vindicte du Hezbollah à l’encontre de la France et des États-Unis s’explique d’autant mieux que son principal pourvoyeur iranien est confronté à de très grandes difficultés. Le plan de lutte du Hezbollah contre la Covid-19, qui se voulait une démonstration de force, a d’ailleurs aussi exposé ses faiblesses (logistiques et moyens).

Pour autant, le Hezbollah est assuré d’une victoire de Bachar Al-Assad en Syrie. Il mise donc plus que jamais sur l’axe Téhéran-Moscou, qui se renforce au fur et à mesure que les États-Unis s’opposent à lui.

La Chine n’est pas en reste puisqu’elle assure déjà 40 % des importations du Liban. Plus symboliquement encore, la fameuse route reliant Beyrouth à Alep – via Damas –, autrement appelée M 5, que Bachar Al-Assad a reprise aux trois quarts aux rebelles dès 2015 avec l’aide de son allié russe, pourrait être parachevée sur son tronçon libanais grâce à des investissements chinois.

Comme leurs alliés américains, qui ont abreuvé le Liban de dollars, l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe ont pris des distances. Ils accusent les dirigeants libanais de laisser le Hezbollah former les rebelles houthis contre lesquels ils sont en guerre au Yémen. Réciproquement, les Houthis financeraient, avec le soutien de Téhéran, les activités du Hezbollah.

L’enjeu stratégique du port de Beyrouth

Au-delà de ses propres besoins nationaux, le Liban demeure un point d’entrée essentiel pour l’ensemble de la région. Les pays du Levant tels la Jordanie, la Syrie ou l’Irak, ou encore les pays du Golfe, dépendent aussi de leurs relations commerciales avec le Liban. 73 % de ses propres importations se faisant par la voie maritime, le lien du Liban à la mer est essentiel. Il repose sur le dynamisme d’une infrastructure clé, le port maritime.

Un appel d’offres met actuellement en concurrence la France et la Chine pour la reconstruction du port. Sans surprise, le Hezbollah s’oppose aux initiatives françaises et a par ailleurs recours à tous les leviers possibles pour attiser et relayer la haine fomentée par le président turc Recep Tayyip Erdogan dans l’affaire des caricatures l’opposant à la France d’Emmanuel Macron.

Cet attrait singulier exprimé par des géants mondiaux de la logistique portuaire suggère la valeur de la place libanaise dans le commerce international. Il laisse aussi supposer les jeux d’influence affichés ou dissimulés derrière ces investisseurs. Contrôler un port n’est pas anodin : cela constitue un message envoyé à des acteurs internationaux privés comme étatiques. Ainsi les efforts déployés par les opérateurs chinois à l’égard du port du Pirée, en Grèce, donc dans l’Union européenne, illustrent une politique commerciale offensive au cœur de l’Europe, parfaitement intégrée dans le projet de la Nouvelle route de la Soie. Beyrouth sera-t-il la prochaine prise chinoise en Méditerranée ?

Pékin sait pouvoir compter sur le soutien de Moscou et d’Ankara. Car en Europe de l’est comme au Proche-Orient se cristallise chaque jour un peu plus l’alliance sino-russe, renforcée par les ambivalences turques dans son rapport à l’OTAN. L’unilatéralisme de Washington, articulé à la seule prévalence des intérêts américains, a créé une béance dans toute la partie orientale de la Méditerranée où, à l’instar du sud de la mer de Chine, de très importants contentieux maritimes opposent les acteurs régionaux (Turquie, Grèce, Liban, Libye, Chypre et Israël) dans leur course à l’exploitation des ressources pétrolières. On ne sera non plus surpris de voir les flottes russe et turque de plus en plus présentes à l’embouchure de Suez tandis que la Chine, dans une répartition tacite des tâches, se charge de renforcer son dispositif sécuritaire au large de Malacca.

La Chine peut-elle venir au secours du Liban ?

Le quotidien libanais Al-Akhbar (considéré comme proche du Hezbollah), relayé sur le site officiel iranien Parstoday, soutient que le Liban, dans une logique d’axe pro-iranien, doit se tourner vers Pékin, notamment en matière financière et de reconstruction du pays après la double explosion dans le port de Beyrouth l’été dernier. Ce mouvement s’inscrit dans le sillon des recompositions de l’ordre international fortement polarisé par, d’un côté, la puissance américaine sous l’administration Trump, et de l’autre, le pôle chinois comme alternative à l’Occident.

Le Proche et le Moyen-Orient semblent plus que jamais contraints par cette dualité, autant que par ses crises intestines durables. L’accord économique et militaire entre Téhéran et Pékin (évalué à 400 milliards de dollars sur 25 ans) illustre bien la symétrie des relations entre le retrait américain et l’affirmation chinoise. La Chine est aujourd’hui le second partenaire commercial du Liban. A titre d’exemple, la Chine fournit un volume de 1,6 milliards de dollars d’exportation en 2019.

Pékin maintient sa présence au Liban, notamment via un fonds (Pinglan) consacré à la reconstruction et à la rénovation de l’habitat, notamment dans le contexte post-explosion. La RPC est également présente au niveau militaire dans le cadre de la FINUL. Une unité des forces médicales chinoises a notamment fourni son aide après l’accident industriel portuaire, faisant écho à une livraison en 2016 de matériel militaire à l’armée libanaise. De plus, l’influence sur la jeunesse libanaise se poursuit à travers l’Institut Confucius (dans la capitale libanaise), les programmes d’échanges universitaires entre Beyrouth et des universités chinoises, et les réseaux d’affaires entre les deux pays, via les diasporas. https://www.youtube.com/embed/U2gDUYAQRuI?wmode=transparent&start=0

Alors que les pourparlers avec le FMI pour un plan de sauvetage du Liban n’ont pas abouti, les principaux pays pétroliers du monde arabe n’ont pas apporté d’aide à Beyrouth. Les donateurs internationaux se refusent d’apporter des dons conséquents en raison de la forte corruption. Cette situation pousse un peu plus le Liban dans l’orbite de Pékin et de Téhéran. Dans une logique de politique internationale, la Chine peut engager des prêts au Liban, avec comme contrepartie, un soutien – ou du moins, un silence – du Liban sur des dossiers internationaux tels que Taïwan, la mer de Chine du Sud ou la répression des Ouïghours.

Georges Corm, grand spécialiste libanais du Proche et Moyen-Orient, constatait récemment que « les élites politiques locales échouent à édifier un État solide capable de répondre aux défis économiques et sociaux ». Alors que le niveau de corruption reste une composante essentielle dans un pays en crise, le rapprochement de la Chine avec le Liban à travers plusieurs projets d’investissements et le développement de zones économiques spéciales potentielles (port de Tripoli, reconstruction du port de Beyrouth voie ferroviaire, agriculture…) ne fera qu’accentuer le décrochage entre le peuple et les élites. Parmi lesquelles et d’entre toutes, les élites francophones tiraillées entre leur attrait pour l’Occident et ce nouvel appel de l’Orient.

Emmanuel Véron, Enseignant-chercheur – Ecole navale, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) and Emmanuel Lincot, Spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la Chine contemporaine, Institut Catholique de Paris

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