Le Liban vit l’une des crises économiques les plus graves de son histoire moderne. L’absence d’un gouvernement fonctionnel et réformateur paralyse l’État, bloque les investissements et aggrave la détresse de la population. Dans ce contexte, le pays peut-il espérer une reprise ou est-il condamné à un effondrement total ?
Un effondrement aux causes multiples
Depuis quatre ans, le Liban traverse une crise économique sans précédent, caractérisée par un effondrement monétaire, une paralysie bancaire et une hyperinflation galopante. Le pays, autrefois perçu comme le « Suisse du Moyen-Orient », a perdu toute stabilité financière.
La crise bancaire a éclaté en 2019 lorsque les banques libanaises ont imposé des restrictions drastiques sur les retraits en devises étrangères. Cette mesure, prise pour éviter une hémorragie de capitaux, a conduit à un gel de l’épargne de millions de citoyens. Les banques, elles-mêmes en manque de liquidités, n’ont pas pu honorer leurs obligations, déclenchant une vague de panique et de défiance. Les Libanais, qui avaient l’habitude de convertir leur épargne en dollars pour se protéger contre l’instabilité, ont vu leurs fonds bloqués, tandis que la livre libanaise perdait près de 98 % de sa valeur par rapport au dollar.
L’hyperinflation s’est installée dans ce contexte de dévaluation. Le coût des biens de consommation essentiels, notamment les denrées alimentaires et les carburants, a grimpé de manière vertigineuse. Le prix du pain, par exemple, a été multiplié par dix en trois ans. Les ménages ont vu leur pouvoir d’achat s’effondrer, et le salaire minimum, qui était autrefois équivalent à 450 dollars, ne représente plus aujourd’hui que l’équivalent de 20 à 30 dollars en raison de la dévaluation.
L’absence de gouvernement aggrave la crise et bloque les réformes
L’effondrement économique du Liban aurait pu être en partie atténué par des décisions politiques fortes. Or, l’absence d’un gouvernement stable empêche toute réforme structurelle et bloque les initiatives permettant de redresser la situation.
Le Fonds monétaire international (FMI), qui a proposé un plan de sauvetage de 3 milliards de dollars, exige en échange des mesures drastiques, comme une restructuration du secteur bancaire, une modernisation du système fiscal et une réforme des subventions étatiques. Cependant, ces réformes restent lettre morte, en raison de l’absence de consensus entre les forces politiques libanaises. Chaque camp défend ses propres intérêts et refuse de céder sur des mesures qui pourraient fragiliser sa position.
En parallèle, l’aide extérieure reste conditionnée à ces réformes. La France, principal acteur international engagé dans le sauvetage du Liban, a organisé plusieurs conférences internationales pour lever des fonds en faveur du pays. Toutefois, sans garanties de réformes, les financements promis par les bailleurs internationaux ne sont pas débloqués. Cela empêche l’État libanais de stabiliser sa monnaie, de relancer son économie et de reconstruire les infrastructures essentielles.
L’absence de gouvernement ne bloque pas seulement les décisions économiques, mais paralyse aussi l’ensemble des institutions de l’État. Les services publics sont en ruine, l’administration ne fonctionne plus, et la corruption gangrène le moindre projet de relance.
L’essor des réseaux de corruption et d’influence en l’absence d’autorité
Dans ce vide institutionnel, les réseaux informels et les groupes d’influence ont pris le contrôle de nombreux secteurs clés. L’absence d’un État fonctionnel a permis à des acteurs privés et des groupes paramilitaires de s’immiscer dans l’économie et d’exploiter la crise à leur avantage.
Les milices et certains partis politiques ont renforcé leur emprise sur l’économie en contrôlant l’importation de produits essentiels. Des réseaux parallèles se sont mis en place, notamment pour la distribution du carburant et des médicaments, créant une économie souterraine où les prix sont fixés selon la loi du marché noir.
Le secteur bancaire lui-même est sous l’influence de ces réseaux. Certaines banques ont favorisé le transfert de fonds de personnalités influentes à l’étranger avant la mise en place des restrictions bancaires, protégeant ainsi les élites tout en bloquant les comptes des citoyens ordinaires.
Enfin, la spéculation sur la monnaie nationale est devenue une activité lucrative pour certains oligarques et intermédiaires financiers. En manipulant l’offre et la demande de dollars sur le marché noir, ces acteurs font fluctuer la valeur de la livre libanaise, générant d’énormes profits tout en aggravant l’instabilité économique du pays.
Ainsi, l’absence d’un gouvernement ne se limite pas à un simple blocage institutionnel : elle permet à des intérêts privés de prospérer au détriment du redressement national, rendant toute sortie de crise encore plus difficile.
Un quotidien devenu insoutenable pour les Libanais
Le marché du travail au Liban est en lambeaux. Depuis le début de la crise, le taux de chômage a dépassé 40 %, un record historique qui continue de s’aggraver avec l’effondrement des secteurs productifs. Les jeunes diplômés sont les plus touchés : face à l’absence d’opportunités et aux salaires dérisoires, près de 70 % d’entre eux cherchent à quitter le pays pour travailler à l’étranger.
Le salaire minimum, autrefois fixé à l’équivalent de 450 dollars, a perdu toute valeur avec l’effondrement de la livre libanaise. Aujourd’hui, il représente à peine 20 dollars au taux du marché noir. Les fonctionnaires, payés en livres libanaises, sont parmi les plus durement touchés, avec des revenus qui ne permettent plus de couvrir des besoins de base comme le logement, la nourriture ou les frais de transport.
Dans le secteur privé, les employeurs, eux aussi étranglés par la crise, ne peuvent plus garantir des salaires décents. De nombreuses entreprises ont réduit les rémunérations de moitié ou payé leurs employés avec des retards considérables. Cette situation a renforcé la précarité et le travail informel, laissant des milliers de familles sans filet de sécurité sociale.
L’explosion des prix et la famine qui menace
L’inflation atteint des niveaux inégalés dans l’histoire moderne du Liban. En quatre ans, le coût des produits de première nécessité a augmenté de plus de 600 %, plaçant une large partie de la population sous le seuil de pauvreté.
- L’alimentation : Le prix du pain, qui était autrefois subventionné, a été multiplié par dix. La viande est devenue un luxe réservé aux classes les plus aisées, tandis que les légumes et les fruits, autrefois accessibles à tous, ont vu leurs prix exploser. Selon les ONG locales, près de 80 % des Libanais sautent des repas ou réduisent leur ration quotidienne pour tenir le mois.
- Les médicaments et les soins médicaux : La crise a également ravagé le secteur de la santé. Les pharmacies peinent à fournir des médicaments de base, et ceux qui restent disponibles sont vendus à des prix exorbitants. Les hôpitaux, eux, manquent de matériel et de personnel, car plus de 3 000 médecins et infirmiers ont quitté le pays depuis 2020. Les opérations chirurgicales et les soins spécialisés ne sont plus accessibles qu’aux plus riches ou à ceux qui peuvent se faire soigner à l’étranger.
- Le carburant et les transports : La flambée des prix du carburant a bouleversé la mobilité. Prendre un taxi ou un bus coûte désormais l’équivalent d’un demi-salaire mensuel, ce qui pousse de nombreux travailleurs à marcher des kilomètres pour rejoindre leur emploi. L’essence est devenue un produit de luxe, et les coupures d’électricité forcent une partie de la population à vivre dans le noir plusieurs heures par jour.
Des infrastructures en ruine et un pays qui sombre dans le chaos
L’effondrement économique ne s’est pas limité aux ménages : il a plongé tout le pays dans un état de paralysie quasi totale.
- L’électricité : Le réseau électrique national ne fonctionne plus que deux à quatre heures par jour dans la plupart des régions, forçant les Libanais à se tourner vers des générateurs privés dont les coûts sont prohibitifs. Ceux qui ne peuvent pas se les offrir vivent dans le noir, sans possibilité de stocker des aliments frais ou d’utiliser des appareils essentiels comme les réfrigérateurs et les climatiseurs.
- L’eau potable : La pénurie d’électricité a également affecté la distribution d’eau. Dans certaines zones, les habitants ne reçoivent de l’eau qu’une fois par semaine, les obligeant à acheter de l’eau en bouteille, dont les prix ont explosé. La situation sanitaire devient alarmante, avec un risque croissant d’épidémies liées à la consommation d’eau insalubre.
- Les transports publics : Le réseau de bus et de minibus, déjà peu structuré avant la crise, est aujourd’hui en état de délabrement. Avec la flambée des prix du carburant et l’absence de financements pour l’entretien des véhicules, de nombreuses lignes ont cessé de fonctionner, rendant les déplacements encore plus compliqués pour la population.
L’exode massif des Libanais et la fuite des cerveaux
Face à cette situation intenable, une seule issue semble possible pour une partie de la population : l’exil. Depuis 2020, plus de 200 000 Libanais ont quitté le pays, selon les chiffres des organisations internationales.
- Les professionnels qualifiés en première ligne : Médecins, ingénieurs, enseignants et chercheurs figurent parmi les premiers à partir. Ces départs en masse provoquent un vide immense dans certains secteurs, notamment dans la santé et l’éducation.
- Une perte de capitaux humains et financiers : L’exode ne se limite pas aux compétences techniques. De nombreux entrepreneurs et investisseurs ont transféré leur capital à l’étranger, privant le pays d’un moteur économique essentiel à son redressement.
- Un effet boule de neige : Plus le Liban perd ses talents et ses capitaux, plus il devient difficile d’attirer de nouveaux investissements et de reconstruire l’économie. Ce cercle vicieux compromet toute possibilité de redressement à court terme.
Un secteur privé en faillite et une économie informelle qui prospère
Les entreprises libanaises, qui faisaient autrefois la fierté du pays, sont aujourd’hui à l’agonie.
- Commerces et industries en chute libre : La majorité des commerces ont réduit leurs activités, faute de clients solvables et d’un environnement économique stable. Beaucoup ont dû fermer définitivement. L’industrie locale, autrefois dynamique, est également en crise, incapable d’importer les matières premières nécessaires à son fonctionnement.
- Montée de l’économie informelle : Face à l’absence de régulation, une économie parallèle s’est développée. Des réseaux de contrebande et de commerce illégal prospèrent, aggravant la précarisation de la classe moyenne et renforçant les mafias locales.
Le Liban est aujourd’hui pris dans un engrenage infernal. L’absence de gouvernement, combinée à une corruption endémique et à l’explosion de la pauvreté, laisse peu d’espoir pour un redressement sans intervention majeure.
Le blocage politique empêche toute solution
Le Liban est gouverné par un système de partage confessionnel du pouvoir, hérité du Pacte national de 1943 et renforcé par l’Accord de Taëf en 1989. Ce modèle, censé garantir un équilibre entre les différentes communautés religieuses, est devenu au fil des décennies un instrument de paralysie politique.
Chaque décision gouvernementale nécessite un consensus entre les principales forces politiques, qui représentent des communautés différentes. Or, dans un pays où les tensions confessionnelles ont été exacerbées par la guerre civile (1975-1990) et les crises successives, ce consensus est devenu pratiquement impossible à atteindre.
Les postes clés du gouvernement sont répartis de manière rigide :
- Le président de la République doit être chrétien maronite
- Le Premier ministre est musulman sunnite
- Le président du Parlement est musulman chiite
Cette répartition entraîne des blocages, car chaque faction politique voit dans la nomination des ministres un moyen d’accroître son influence et de protéger ses intérêts. Les formations politiques utilisent leur pouvoir de veto pour bloquer toute nomination qui pourrait affaiblir leur position, retardant ainsi la formation d’un gouvernement.
Un pays pris en otage par des puissances étrangères
Le Liban est l’un des rares pays où la politique intérieure est fortement influencée par des acteurs étrangers. Ce phénomène s’explique par la fragilité de ses institutions et par l’importance stratégique du pays au Moyen-Orient.
L’axe occidental (États-Unis, Europe et FMI)
Les États-Unis et l’Europe conditionnent leur aide à des réformes structurelles. Ils exigent notamment :
- Une lutte contre la corruption et une refonte des mécanismes de gouvernance
- Une restructuration du secteur bancaire, qui implique des audits transparents des grandes banques
- Une limitation du pouvoir des milices armées, en particulier le Hezbollah
Washington et Paris, principaux négociateurs internationaux pour le Liban, ont clairement exprimé qu’aucune aide financière substantielle ne serait accordée tant que ces réformes ne seraient pas mises en place. Mais ces exigences se heurtent à une résistance farouche de certaines forces politiques libanaises, notamment celles liées au Hezbollah et aux milieux financiers corrompus, qui ont bâti leur pouvoir sur le clientélisme et les pratiques opaques.
L’axe pro-iranien (Iran et Syrie)
D’un autre côté, l’Iran et la Syrie soutiennent les factions politiques qui refusent ces réformes, craignant que leur mise en place ne diminue leur influence au Liban.
- L’Iran appuie directement le Hezbollah, qui est l’un des principaux acteurs du blocage institutionnel. Toute réforme visant à limiter son pouvoir, notamment en matière de désarmement ou de contrôle des flux financiers, est perçue comme une attaque directe contre Téhéran.
- La Syrie de Bachar al-Assad, bien que plus affaiblie depuis la guerre civile, conserve des relais puissants au sein du gouvernement libanais. Damas craint que des réformes ne viennent affaiblir ses alliés politiques et militaires au Liban, réduisant ainsi sa marge de manœuvre régionale.
Ces deux puissances bloquent donc toute réforme susceptible de renforcer l’indépendance des institutions libanaises ou de soumettre le pays aux conditions occidentales.
Une guerre d’influence qui empêche tout compromis
La rivalité entre ces deux blocs transforme le Liban en un champ de bataille politique, où chaque décision gouvernementale devient un enjeu stratégique international.
- Les États-Unis et l’Europe menacent d’imposer des sanctions contre les dirigeants libanais qui entravent les réformes. Washington a déjà sanctionné plusieurs figures politiques accusées de corruption et de connivence avec le Hezbollah.
- L’Iran et ses alliés libanais rejettent ces pressions et dénoncent une ingérence occidentale dans les affaires libanaises.
Ce bras de fer empêche la formation d’un gouvernement capable d’agir. À chaque tentative de compromis, l’un des blocs exerce des pressions pour empêcher l’autre d’obtenir un avantage.
Par exemple, lorsqu’un Premier ministre est désigné, il se heurte rapidement à des exigences contradictoires :
- Les Occidentaux veulent un gouvernement technocratique et indépendant, capable de mener les réformes économiques nécessaires.
- Les partis pro-iraniens veulent un gouvernement contrôlé par les forces politiques traditionnelles, garantissant la préservation de leurs intérêts.
Dans ce contexte, chaque nomination de ministre devient un casse-tête. La moindre divergence entraîne un veto qui fait capoter la formation du gouvernement, prolongeant ainsi l’impasse politique.
Les élites libanaises refusent de céder du terrain
Au-delà des pressions internationales, les dirigeants libanais eux-mêmes sont largement responsables de la situation actuelle. Le système politique libanais repose sur un clientélisme profond, où chaque leader contrôle un réseau de partisans à travers des nominations et des subventions.
- Les chefs de partis refusent de perdre leurs privilèges. Une véritable réforme signifierait la fin du clientélisme qui leur permet de se maintenir au pouvoir.
- Les alliances confessionnelles verrouillent tout changement. Un compromis politique nécessiterait que chaque groupe accepte de céder une partie de son influence, ce qu’aucune faction ne semble prête à faire.
- La corruption est un obstacle majeur. De nombreux responsables politiques et financiers profitent de la crise pour détourner des fonds et maintenir leur mainmise sur l’économie parallèle.
Un blocage qui risque de durer
L’incapacité du Liban à former un gouvernement réformateur ne repose donc pas uniquement sur des désaccords internes. Elle s’explique par un système verrouillé, alimenté par des influences étrangères et par des élites qui ne veulent pas renoncer à leur pouvoir.
Tant que ces dynamiques ne changeront pas, il est peu probable que le pays puisse sortir de l’impasse. Sans une pression internationale encore plus forte ou un effondrement total forçant une restructuration, le Liban restera piégé dans ce jeu d’influences où chaque acteur cherche à défendre ses intérêts au détriment du redressement national.
Quels scénarios pour l’avenir ?
Trois scénarios sont envisageables pour le Liban :
- La formation d’un gouvernement réformateur sous pression internationale
L’option la plus optimiste repose sur une entente entre les forces politiques sous l’impulsion des pressions internationales. Dans ce cas, le Liban pourrait débloquer l’aide du FMI et d’autres institutions financières, ce qui lui permettrait d’amorcer une reprise économique progressive. - Un effondrement total et une ingouvernabilité chronique
Dans ce scénario, l’absence de réformes conduit à un effondrement encore plus sévère du pays. L’économie continuerait de s’effondrer, poussant la majorité de la population dans la pauvreté, avec une montée des tensions sociales et une explosion de la criminalité. - Une intervention extérieure imposant une solution
Certains analystes estiment que l’ampleur de la crise pourrait pousser des puissances étrangères, notamment la France et les États-Unis, à forcer une transition politique, en conditionnant leur aide à des mesures radicales. Toutefois, une telle approche risquerait de renforcer les tensions avec les forces pro-iraniennes et d’aggraver l’instabilité du pays.
Un futur incertain et suspendu aux décisions politiques
Le Liban se trouve à un tournant décisif de son histoire. L’absence de gouvernement bloque toute solution et aggrave la situation jour après jour. Seul un consensus politique pourrait permettre au pays d’éviter une faillite totale.
Mais dans un contexte de rivalités régionales et de corruption endémique, un tel consensus reste difficile à atteindre. Les Libanais, eux, n’ont d’autre choix que d’attendre, de survivre et, pour certains, d’émigrer. L’économie libanaise est suspendue à une décision politique qui ne vient pas, et chaque jour de retard enfonce le pays un peu plus dans la crise.