Les derniers relevés confirment une réalité paradoxale : l’insécurité alimentaire aiguë recule par rapport à l’an dernier, mais elle demeure élevée et diffuse. Les estimations parlent d’environ 1,24 million de résidents exposés à des niveaux sévères (phase 3 et au-delà), avec des poches de vulnérabilité concentrées dans la Békaa-Nord, le Akkar et plusieurs cazas du Sud. « L’amélioration reste fragile et réversible », résume une responsable onusienne, qui insiste sur les chocs répétés pesant sur les ménages à faible revenu. Les cartes de risque montrent une pression particulière à Baalbek et Hermel, mais aussi dans des zones périurbaines où l’afflux de population et la dégradation des services publics ont fait monter les prix de détail plus vite que les revenus.
Les moteurs structurels de la crise
Trois facteurs expliquent l’ampleur du phénomène. D’abord l’érosion du pouvoir d’achat, conséquence directe de la crise monétaire et des revenus stagnants dans l’économie informelle. Ensuite les contraintes logistiques et infrastructurelles, qui renchérissent la distribution et introduisent des ruptures d’approvisionnement, notamment pour les produits frais et le gaz domestique. Enfin, l’exposition aux chocs extérieurs et sécuritaires, qui perturbent la saison agricole, compliquent l’accès aux parcelles et freinent l’investissement dans l’irrigation. « Même une faible hausse du coût du transport ou du froid chaîne peut effacer les gains de production », alerte un coordinateur de terrain, évoquant l’effet démultiplicateur des coupures électriques sur les périssables.
Des écarts territoriaux marqués
Les évaluations pointent une géographie de la vulnérabilité désormais stabilisée : Akkar et la Békaa présentent des taux d’endettement alimentaire supérieurs à la moyenne nationale, avec recours fréquent aux stratégies d’adaptation négatives (réduction du nombre de repas, substitution vers des aliments moins chers mais moins nutritifs, achats à crédit chez l’épicier). Dans le Sud, Bint Jbeil, Marjayoun, Nabatieh et Tyr cumulent pression sur les revenus, hausse des loyers dans certaines localités et coûts d’accès aux services. En périphérie de la capitale, certaines municipalités de Baabda voient progresser le budget alimentaire des ménages plus vite que l’ensemble des dépenses courantes, signe d’un rétrécissement du « panier » non alimentaire.
Marchés, prix et pouvoir d’achat
Les marchés restent approvisionnés, mais le « prix effectif » payé par les ménages ne reflue que lentement. Les circuits courts (producteur–détaillant) ont permis de contenir des hausses saisonnières pour les légumes, cependant la viande, les produits laitiers et l’huile ont conservé des niveaux élevés. Les grossistes évoquent la hausse des coûts de transport, de réfrigération et d’emballage, ainsi que la variabilité du change qui complique la fixation de prix stables. « Les marges n’explosent pas, elles absorbent surtout des risques », affirme un importateur, alors que des associations de consommateurs réclament davantage de contrôles ciblés sur la formation des prix dans les segments concentrés.
Agriculture: capacité, eau et rendements sous contrainte
La contrainte hydrique demeure la principale menace pour les rendements. Plusieurs projets pilotes équipent des coopératives en micro-irrigation, réparent des canaux et introduisent des variétés à cycles plus courts. Des formations à l’économie d’eau et à la lutte intégrée contre les ravageurs ont été menées auprès de groupements paysans, avec des retours positifs là où l’accès aux intrants a été sécurisé. « Là où il y a eau et intrants, on voit des hausses rapides de productivité ; ailleurs, l’effet s’érode », explique un ingénieur agronome. L’accès aux semences de qualité et aux fertilisants demeure inégal, de même que l’entretien du parc de pompes et de forages.
Filets sociaux et ciblage: des progrès, mais des trous dans la raquette
Le ciblage des ménages vulnérables s’est amélioré grâce au croisement de registres et à l’actualisation des dossiers sur la base de visites domiciliaires. Néanmoins, les listes d’attente restent longues et la couverture demeure partielle, surtout pour les familles en situation de pauvreté intermittente qui basculent au gré des chocs d’emploi. « On voit des ménages sortir puis rentrer dans l’assistance au rythme des saisons », observe un travailleur social. L’indexation des transferts monétaires n’a pas compensé l’intégralité des hausses de prix, en particulier pour les protéines et les produits infantiles.
Résultats mesurables des programmes productifs
Les programmes axés sur la production locale montrent, quand ils sont bien ciblés, des effets tangibles. Des groupements féminins ont été formés et partiellement subventionnés pour structurer des ateliers de transformation, avec un triplement de la production commune dans certains cas, une hausse marquée des revenus et la création d’initiatives entrepreneuriales. Ces résultats, obtenus dans des chaînes de valeur simples (fromages, conserves, herbes séchées), confirment qu’un accompagnement technique soutenu et un petit capital de démarrage peuvent enclencher une dynamique d’autonomie. « L’accès au marché reste le nerf de la guerre », rappelle toutefois une animatrice de coopérative, pointant la nécessité de contrats d’écoulement et de normes d’étiquetage homogènes.
La question du pain et des céréales
Le pain demeure le marqueur social majeur. L’équilibre du blé panifiable tient à des arbitrages délicats entre disponibilité d’importation, réserves, coût du transport maritime et soutenabilité des subventions implicites. Les minoteries et boulangeries alertent sur les délais de paiement et les coûts de l’énergie, qui pèsent sur la continuité d’approvisionnement. « Tant que la logistique tient et que le change ne dérive pas trop, on passe. Sinon, tout s’emballe », prévient un professionnel du secteur. Dans les régions pauvres, la moindre friction se traduit par une baisse de grammage ou un rationnement informel.
Les stratégies d’adaptation des ménages
Au niveau micro, les ménages multiplient les arbitrages : réduction des portions, remplacement des protéines animales par des légumineuses, rationnement des produits laitiers, et achats de seconde main pour libérer du budget alimentaire. L’endettement auprès des épiceries de quartier s’installe comme pratique quasi structurelle, avec un risque de cercle vicieux pour les commerces de proximité, eux-mêmes exposés aux variations de trésorerie. « On tient parce que tout le monde se fait crédit », confie un épicier, « mais à la première secousse, plusieurs fermeront ».
Enfance, nutrition et effets à long terme
Les écoles et centres de santé signalent des indicateurs nutritionnels préoccupants : plus de cas d’anémie chez les enfants et les femmes en âge de procréer, retards de croissance repérés par les équipes de terrain, difficultés d’accès aux compléments alimentaires. La baisse de consommation de produits frais dans certains foyers, combinée à une alimentation très amidonnée, accroît les risques à long terme. Les programmes de collation scolaire et de dépistage communautaire atténuent ces effets, mais leur couverture reste inférieure aux besoins identifiés.
Gouvernance et coordination: la pièce manquante
Si la production locale progresse par endroits, l’absence d’un pilotage national ferme affaiblit l’efficience d’ensemble. Les acteurs de l’aide, les ministères et les municipalités ne partagent pas toujours les mêmes bases de données, ni les mêmes critères d’éligibilité. « On perd du temps à harmoniser après coup », reconnaît un chef de projet. Une plateforme de coordination opérationnelle, avec des jeux de données ouverts et des indicateurs communs, constituerait un levier rapide de gains d’efficience et de reddition de comptes.
Ce qui fonctionne, ce qui manque
Fonctionnent: les petits investissements à effet rapide (réhabilitation de forages, kits d’irrigation goutte-à-goutte, ateliers de transformation), l’accompagnement technique au plus près des exploitants, et le couplage assistance–production qui réduit la dépendance aux transferts monétaires. Manquent: l’extension des infrastructures d’eau à faible coût, un mécanisme de stabilisation logistique pour la chaîne du froid, et des normes de qualité simplifiées pour favoriser l’accès des produits locaux aux grandes surfaces et aux marchés scolaires.
Recommandations opérationnelles immédiates
Premièrement, sécuriser l’eau agricole par des micro-investissements répétés et mesurables (réparation de réseaux, pompes à haut rendement, bassins collinaires), avec des comités d’usagers responsables de la maintenance. Deuxièmement, massifier l’appui aux cultures à cycle court et aux intrants critiques en ciblant les zones haut-risque, afin de lisser les prix saisonniers. Troisièmement, protéger le pain via une gestion transparente des flux de blé et une communication publique sur les stocks pour limiter les phénomènes de ruée. Quatrièmement, étendre le registre social et publier mensuellement la couverture des transferts, par caza, pour améliorer le ciblage et la confiance. Cinquièmement, créer un « corridor froid » minimal (groupes électrogènes dédiés, agrégateurs logistiques) pour les périssables dans trois bassins pilotes, afin de réduire les pertes post-récolte.
Une équation de résilience à construire
L’insécurité alimentaire au Liban ne résulte pas d’une pénurie physique généralisée, mais d’un accès dégradé par la baisse des revenus, les coûts de distribution et les chocs répétés. Les ménages les plus pauvres consacrent une part croissante de leur budget à l’alimentation et réduisent leurs dépenses de santé, d’éducation et d’énergie, alimentant un risque de trappe à pauvreté. « Tant que les revenus ne suivent pas, l’aide doit être plus intelligente, pas seulement plus volumineuse », insiste une spécialiste des politiques sociales, plaidant pour des transferts conditionnels mieux ciblés et un appui plus massif aux activités génératrices de revenus à très court cycle.
Le cap: produire un peu plus, perdre beaucoup moins
À court terme, le pays dispose de leviers réalistes : produire un peu plus là où l’eau est disponible, perdre beaucoup moins en limitant les ruptures de chaîne du froid, et acheter mieux en coordonnant les volumes pour peser sur les prix de gros. À moyen terme, la stabilisation des revenus et la fiabilité des réseaux publics restent des conditions nécessaires. Sans amélioration visible de ces deux paramètres, l’insécurité alimentaire conservera un « socle dur » qui résistera aux secours d’urgence et aux campagnes saisonnières. L’enjeu est de transformer les réussites locales en standards reproductibles, et de passer d’une gestion du manque à une politique d’accès soutenable et mesurable.



