Dans plusieurs régions du Liban, le tissu social s’effiloche. Le taux de pauvreté dépasse les 60 % dans certaines zones rurales et périphériques, comme l’Akkar, le Hermel ou les banlieues défavorisées de Tripoli et Zahlé. Les élus locaux y tirent la sonnette d’alarme. Face à l’absence d’un État central actif, la gestion quotidienne devient un exercice de survie institutionnelle. La crise économique généralisée ne fait qu’amplifier les effets d’un désengagement qui n’est plus conjoncturel, mais structurel.
Des chiffres alarmants sur la pauvreté régionale
La persistance d’un taux de pauvreté aussi élevé dans des régions entières témoigne d’un déséquilibre territorial profondément enraciné. Alors que certaines zones urbaines de la capitale bénéficient encore de soutiens privés ou internationaux, les campagnes, les zones montagneuses ou les agglomérations secondaires vivent dans une marginalisation quasi totale. Dans ces territoires, l’accès aux services de base devient un parcours d’obstacles : centres de santé fermés, écoles délabrées, routes impraticables.
Les infrastructures essentielles se dégradent chaque jour davantage. De nombreuses municipalités déclarent ne plus pouvoir verser les salaires des agents publics, ni assurer le ramassage des ordures. À cela s’ajoute un accès restreint à l’eau potable et à l’électricité, encore plus limité que dans le reste du pays. Le sentiment d’abandon est palpable. Comme le déclare un responsable local du Hermel : « Nous ne faisons plus de politique locale, nous faisons de la survie. »
Dans certaines zones de l’Akkar, des villages entiers sont coupés des circuits de ravitaillement réguliers. Les dispensaires fonctionnent sans médicaments, avec un personnel réduit au minimum. Les routes sont à peine entretenues, voire laissées à l’état de pistes. Cette misère quotidienne, devenue banale, échappe aux radars médiatiques et politiques.
Coexistence sous tension : la gestion impossible des flux sociaux
Ces mêmes régions sont aussi celles qui accueillent des populations déplacées, principalement des réfugiés syriens. La coexistence, d’abord portée par un élan de solidarité, se transforme progressivement en cohabitation sous tension. Dans les localités où les ressources sont déjà rares, chaque nouvel arrivant est perçu comme un facteur supplémentaire de pression. Les élus locaux parlent de « double crise » : celle des besoins de leurs administrés, et celle de la gestion des flux.
L’absence de coordination entre les acteurs humanitaires, les autorités locales et les services sociaux accentue le ressentiment. Certains programmes internationaux ciblent uniquement les réfugiés, générant un fort sentiment d’injustice chez les Libanais les plus précaires. Ce déséquilibre d’accès alimente une dynamique de défiance, voire de confrontation larvée.
Des témoignages indiquent que des tensions éclatent autour de l’accès aux centres de soins ou à certaines aides alimentaires. Dans plusieurs municipalités, des responsables ont dû instaurer des systèmes de quotas, non pas par préférence communautaire, mais pour calmer des populations excédées. Un élu du Nord explique : « On ne nous donne rien, mais on nous demande d’organiser la misère. »
La parole des élus locaux : entre détresse et mobilisation
Dans ce contexte, les élus locaux apparaissent comme les seuls interlocuteurs visibles, mais sans moyens d’action. Ils multiplient les déclarations publiques, écrivent aux ministères, sollicitent des ONG, mais reçoivent rarement des réponses. La détresse institutionnelle devient un langage commun à travers les régions périphériques.
Ceux qui tiennent encore les rênes administratives parlent d’épuisement. Un président de municipalité à Baalbek confie : « Nous n’avons plus de budget depuis trois ans. Tout repose sur le bénévolat. » Les petites structures locales – coopératives, associations villageoises, comités de quartiers – tentent de combler les lacunes de l’État, mais avec des ressources dérisoires.
Certaines initiatives locales se démarquent : des circuits d’échange de biens entre villages, des systèmes de cantines scolaires gérés par les mères de famille, des groupements agricoles relancés avec l’aide de la diaspora. Mais ces exemples demeurent exceptionnels, car ils reposent sur une énergie qui ne peut pas tout suppléer.
Risques d’effondrement de la cohésion sociale
Les conséquences de cet abandon institutionnel sont multiples. Elles touchent d’abord le lien social, mis à mal par l’inégalité d’accès aux services. Elles fragilisent ensuite les solidarités de proximité, lorsque les communautés se replient sur elles-mêmes. Enfin, elles alimentent des logiques de stigmatisation et d’exclusion, où le voisin devient le rival dans la course aux aides.
La pauvreté ne crée pas automatiquement le conflit. Mais elle accentue les inégalités, et lorsqu’elle est aggravée par l’absence d’État, elle devient le vecteur d’une perte de repères. Des incidents sont signalés entre groupes locaux et réfugiés, entre jeunes sans emploi et autorités municipales, entre communautés anciennes et nouvelles. Dans certains quartiers de Zahlé, la police municipale se voit contrainte d’intervenir pour apaiser des disputes autour de bornes d’eau ou de distributions alimentaires.
Plus inquiétant encore, la rupture entre centre et périphérie se traduit par un rejet croissant des institutions centrales. Le drapeau national flotte encore sur les mairies, mais dans les discours, l’État est évoqué comme un acteur extérieur, voire hostile. « À quoi bon voter, si l’on ne nous écoute pas ? », lâche un habitant du Akkar.
Si aucune politique de solidarité territoriale n’est mise en place, la dégradation du tissu social pourrait devenir irréversible. Le pays s’enfoncerait alors dans une forme de fédéralisation informelle de la misère, où chaque région se gèrerait en fonction de ses propres moyens, de ses propres affiliations, et de ses propres critères d’urgence.
Le constat est sévère, mais partagé : sans intervention rapide, ces périphéries ne seront plus seulement oubliées – elles seront perdues.