Un système politique paralysé par le confessionnalisme et le clientélisme
Depuis plusieurs décennies, le Liban est pris dans un cercle vicieux de crises politiques qui l’empêche d’évoluer vers une gouvernance plus efficace et plus stable. À chaque changement de gouvernement, les mêmes blocages se répètent, révélant un système figé dans des logiques confessionnelles et partisanes qui favorisent la fragmentation du pouvoir plutôt que son efficacité.
Le modèle politique libanais repose sur un équilibre confessionnel établi par le Pacte national de 1943, qui répartit les hautes fonctions de l’État entre les principales communautés religieuses du pays : la présidence de la République est réservée à un chrétien maronite, la présidence du Parlement à un musulman chiite et le poste de Premier ministre à un musulman sunnite. En théorie, ce système devait assurer une cohabitation harmonieuse entre les différentes communautés et éviter qu’une seule faction ne domine l’ensemble du pays.
Cependant, dans la pratique, ce modèle s’est transformé en un instrument de blocage et de marchandage politique, où chaque communauté cherche à préserver ou à renforcer ses acquis au détriment de l’intérêt général. Chaque décision majeure devient un champ de bataille entre factions, nécessitant des compromis interminables et des négociations où les intérêts partisans priment sur les besoins du pays. Les institutions libanaises ne fonctionnent plus comme des structures étatiques au service de la population, mais comme des arènes de négociation entre leaders communautaires, chacun défendant ses propres intérêts.
Un État piégé dans des rivalités communautaires et partisanes
L’une des conséquences directes de cette fragmentation du pouvoir est l’extrême fragilité des gouvernements libanais. Depuis la fin de la guerre civile en 1990, le pays a vu défiler des dizaines de gouvernements de coalition, souvent incapables de gouverner de manière efficace en raison des tensions internes et des luttes d’influence entre partis politiques. Il n’est pas rare qu’il faille des mois, voire plus d’un an, pour former un nouveau gouvernement, chaque parti exigeant des portefeuilles ministériels stratégiques pour servir ses propres intérêts.
À cette instabilité s’ajoute l’influence des puissances étrangères, qui soutiennent différentes factions en fonction de leurs intérêts régionaux. L’Arabie saoudite, l’Iran, la France, les États-Unis ou encore la Syrie ont tous, à un moment ou un autre, pesé sur la formation des gouvernements libanais en soutenant des personnalités politiques alignées sur leurs visions stratégiques. Ce jeu d’influences renforce les divisions internes et empêche le pays de développer une politique autonome, indépendante des agendas extérieurs.
Un système gangrené par la corruption et le clientélisme
Outre les rivalités communautaires, le Liban est miné par une corruption endémique, qui empêche toute réforme en profondeur. Le système politique est dominé par des élites qui ont construit leur pouvoir sur des réseaux clientélistes, où l’attribution de postes, de services et de ressources publiques se fait sur des bases familiales, partisanes ou religieuses plutôt que sur la compétence et l’intérêt national.
La corruption touche tous les niveaux de l’administration et du gouvernement, des plus hauts dirigeants aux fonctionnaires locaux. De nombreux rapports internationaux pointent du doigt l’absence de transparence dans la gestion des fonds publics, avec des milliards de dollars détournés au fil des ans par les dirigeants successifs. Le secteur bancaire, autrefois un pilier de l’économie libanaise, a lui aussi été pris dans des scandales de malversations, entraînant la faillite de nombreuses banques et la perte des économies de milliers de citoyens.
Ce système favorise l’inefficacité de l’État, car les décisions politiques sont souvent prises en fonction des intérêts des leaders et de leurs clans, plutôt que dans une logique de développement national. Les postes ministériels et administratifs sont souvent attribués à des proches des dirigeants, sans considération pour leurs compétences ou leur capacité à gérer les crises.
Un État incapable de répondre aux attentes de la population
Face à cette défaillance structurelle du pouvoir, les institutions libanaises sont aujourd’hui incapables de répondre aux attentes fondamentales de la population, que ce soit sur le plan économique, social ou sécuritaire.
- Sur le plan économique, le pays traverse l’une des pires crises financières de son histoire, marquée par une dévaluation massive de la livre libanaise, une hyperinflation et un taux de pauvreté en constante augmentation. L’absence de réformes économiques et la mauvaise gestion des ressources publiques ont conduit à une perte de confiance des investisseurs et des institutions internationales, rendant la relance économique quasi impossible sans un soutien extérieur massif.
- Sur le plan social, les services publics sont au bord de l’effondrement. Les hôpitaux manquent de médicaments et d’équipements, l’électricité est rationnée, les infrastructures de transport sont délabrées et l’éducation est en crise. Des milliers de jeunes diplômés quittent le pays chaque année, aggravant la fuite des cerveaux et privant le Liban d’une génération capable de reconstruire son économie.
- Sur le plan sécuritaire, l’absence d’un État fort favorise l’émergence de milices et de groupes armés, qui prennent le contrôle de certaines zones du pays. Le Hezbollah, en particulier, joue un rôle politique et militaire majeur, ce qui crée des tensions avec d’autres factions et complique les relations du Liban avec ses partenaires internationaux.
Le Liban peut-il sortir de cette impasse sans réformes structurelles ?
Alors que le pays s’enfonce dans une crise politique et économique sans précédent, la question d’un changement en profondeur de son système politique devient inévitable. Le modèle actuel, basé sur le partage confessionnel du pouvoir, n’a cessé de démontrer son incapacité à générer des solutions viables face aux défis contemporains. Le Liban peut-il espérer un avenir plus stable sans remettre en cause les fondements mêmes de sa gouvernance ?
Un système verrouillé par des élites réfractaires au changement
La classe dirigeante libanaise s’est construite sur des réseaux de pouvoir où les intérêts communautaires priment sur l’intérêt national. Ce verrouillage institutionnel empêche toute tentative de réformes significatives, les élites refusant de modifier un système qui leur assure un contrôle absolu des ressources de l’État. À chaque crise, les appels au changement se heurtent à un mur d’immobilisme, les dirigeants se contentant de compromis temporaires pour éviter une remise en question trop profonde de leur domination.
Le confessionnalisme politique ne sert plus à équilibrer les pouvoirs, mais à protéger une oligarchie, qui se maintient grâce à une distribution sélective des ressources et des postes. Toute réforme structurelle risquerait de remettre en cause les privilèges de ces élites, qui préfèrent maintenir un statu quo fragile plutôt que de risquer de perdre leur influence. Cette situation alimente un cycle de crises répétées, où chaque tentative de changement est sabotée par ceux qui bénéficient du système en place.
Une alternative limitée entre pression internationale et soulèvement populaire
Face à cette impasse, deux principaux leviers de changement se dessinent : une pression extérieure accrue ou une mobilisation populaire d’une ampleur inédite.
La communauté internationale, notamment les institutions financières et les grandes puissances, pourrait forcer le Liban à adopter des réformes en conditionnant son aide économique à des changements concrets. Le FMI, par exemple, exige depuis plusieurs années des mesures strictes pour lutter contre la corruption et réformer le secteur bancaire, mais ces conditions se heurtent systématiquement aux intérêts des dirigeants locaux. Les sanctions ciblées contre certaines figures politiques ou la suspension d’aides financières pourraient accentuer cette pression, mais sans garantie de résultats, car les élites libanaises ont souvent trouvé des moyens de contourner ces restrictions en s’appuyant sur des alliés régionaux.
L’autre option repose sur un soulèvement populaire massif, capable de renverser l’équilibre des forces et d’imposer un changement radical. Si les grandes manifestations de 2019 avaient réussi à secouer la scène politique, elles n’ont pas abouti à une transformation durable, notamment en raison de la répression, de la division des mouvements contestataires et de la résilience des élites au pouvoir. Pour qu’un mouvement populaire puisse réellement imposer des réformes, il lui faudrait une organisation plus structurée, une vision claire des alternatives au système actuel et une capacité de pression qui dépasse les traditionnelles manifestations de rue.
Le risque d’un effondrement total
Si aucune réforme n’est engagée, le Liban risque de sombrer dans un effondrement généralisé, où l’État perdrait totalement sa capacité à assurer ses missions fondamentales. Déjà, les institutions publiques sont en grande partie dysfonctionnelles, et les services essentiels – électricité, santé, éducation – dépendent de financements extérieurs ou d’initiatives privées. Un point de non-retour pourrait être atteint si la paralysie politique et économique se poursuit, plongeant encore plus la population dans la précarité et alimentant un exode massif des jeunes et des talents.
Dans un scénario extrême, le pays pourrait sombrer dans un chaos institutionnel, où l’absence de leadership central donnerait naissance à une gouvernance fragmentée, avec des groupes locaux ou des milices prenant en charge certaines fonctions étatiques. Une telle situation créerait un vide sécuritaire, risquant d’exacerber les tensions communautaires et d’attirer des ingérences extérieures encore plus importantes.
Un choix historique entre survie et renouveau
Le Liban est aujourd’hui à un carrefour décisif. Il peut soit poursuivre sur la voie de l’immobilisme, en espérant éviter un effondrement complet par des ajustements mineurs et des compromis politiques fragiles, soit engager une transformation profonde, qui mettrait fin au modèle confessionnel et instaurerait un système de gouvernance plus fonctionnel.
Les défis sont immenses, et la résistance des élites reste un obstacle majeur, mais l’alternative – un pays en ruine, sans institutions viables et sans avenir pour sa jeunesse – est encore plus redoutable. Le changement n’est pas une option parmi d’autres : il est devenu une nécessité pour la survie même du Liban en tant qu’État.
Un système confessionnel à bout de souffle
L’un des principaux obstacles à une sortie de crise réside dans le fonctionnement confessionnel du pouvoir, qui repose sur une répartition rigide des postes entre les différentes communautés. La présidence de la République est réservée à un chrétien maronite, la présidence du Parlement à un musulman chiite, et le poste de Premier ministre à un musulman sunnite. Cette organisation, censée garantir la représentativité de tous, alimente en réalité une logique de clientélisme, où chaque leader politique se comporte comme le chef d’un fief communautaire.
Les décisions politiques se prennent souvent par consensus forcé, ce qui entraîne des blocages interminables. Chaque réforme est soumise à un marchandage entre les différentes factions, retardant toute avancée significative. L’absence d’un État central fort empêche la mise en place d’une vision nationale cohérente, laissant place à des intérêts divergents qui ralentissent ou bloquent toute initiative de modernisation.
Un pouvoir incapable d’affronter les crises
Le Liban est confronté à une série de crises majeures, notamment économiques, sociales et énergétiques. Pourtant, le gouvernement reste incapable de proposer des solutions viables. Les multiples blocages au Parlement rendent difficile l’adoption de lois essentielles, tandis que l’instabilité politique décourage les investisseurs étrangers et prive le pays des fonds nécessaires à sa reconstruction.
Depuis l’explosion du port de Beyrouth en 2020, le Liban traverse l’une des pires crises économiques de son histoire, avec une dévaluation massive de la livre libanaise, une paupérisation croissante et un exode massif des jeunes talents. La classe politique, au lieu d’engager des réformes profondes, continue de se quereller sur des intérêts partisans, retardant toute aide internationale. Les promesses de réformes du secteur bancaire, de la justice et de la lutte contre la corruption restent lettre morte, aggravant la défiance de la population envers ses dirigeants.
Un système qui empêche toute réforme de fond
L’un des principaux problèmes du Liban est l’incapacité de son système à générer lui-même des réformes structurelles. Contrairement à d’autres pays où les crises entraînent des changements profonds, le Liban semble condamné à reproduire les mêmes schémas politiques, faute de mécanismes internes capables de provoquer un véritable renouvellement.
Les élections législatives, censées être un moment de changement, ne permettent pas de bouleverser l’ordre établi. En raison de la structure confessionnelle du Parlement, les mêmes partis et les mêmes figures politiques restent au pouvoir, sans réelle alternance. De plus, les tentatives de réforme électorale se heurtent à une opposition féroce de la part des élites en place, soucieuses de préserver leur influence.
Une dépendance aux acteurs extérieurs
Le Liban, incapable de régler seul ses problèmes, se retrouve souvent dépendant des influences étrangères pour sortir de l’impasse. La France, les États-Unis, l’Arabie saoudite et l’Iran jouent tous un rôle dans la politique libanaise, soutenant leurs alliés respectifs et pesant sur les négociations. Cette influence extérieure, loin de stabiliser le pays, renforce les divisions internes et empêche l’émergence d’un consensus national.
Les aides financières internationales, conditionnées à des réformes économiques et politiques, sont bloquées en raison du refus des dirigeants libanais d’adopter les changements nécessaires. L’inaction du gouvernement face aux recommandations du FMI illustre parfaitement l’impossibilité pour le Liban d’avancer sans pression extérieure.
Vers une réforme forcée ou un effondrement total ?
Sans réforme structurelle, le Liban semble condamné à une instabilité permanente. Le statu quo actuel ne peut durer indéfiniment, et plusieurs scénarios se dessinent. L’un d’eux est une pression internationale accrue, obligeant les dirigeants libanais à adopter des réformes sous la contrainte, notamment via des sanctions ciblées contre les responsables de la corruption.
Un autre scénario, plus pessimiste, serait un effondrement total du système, laissant place à un chaos politique et social. L’émergence de nouveaux mouvements citoyens pourrait alors bouleverser la donne, mais cela nécessiterait une mobilisation massive et coordonnée, ce qui reste difficile dans un pays aussi divisé.
Dans tous les cas, le Liban ne pourra pas se sortir de cette impasse avec les seules méthodes du passé. Tant que les mêmes logiques de partage du pouvoir, de corruption et de blocage politique prévaudront, le pays restera prisonnier d’un système qui ne fonctionne plus.