Etienne Schmitt, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Ce qui restera dans l’histoire comme la « déclaration Balfour » est un texte quelque peu laconique, qui prend la forme d’une lettre ouverte, écrite par le ministre des Affaires étrangères britannique Arthur Balfour et adressée à l’attention de Lord Rothshild.

On pourrait s’attendre à un peu plus de gravité face à l’instant, du moins à une forme de solennité. Pourtant, à la lecture, aucune fioriture :

« Cher Lord Rothschild

J’ai le grand plaisir de vous adresser de la part du gouvernement de Sa Majesté la déclaration suivante, sympathisant avec les aspirations juives sionistes, déclaration qui, soumise au cabinet, a été approuvée par lui.

Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, soit aux droits et au statut politiques dont les Juifs disposent dans tout autre pays.

Je vous serais obligé de porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste ».

La déclaration Balfour est donc une promesse, mais une promesse qui n’engageait alors à rien puisque le mouvement sioniste était balbutiant, hésitant, divisé.

Un mouvement divisé

Le mouvement sioniste est né sous l’impulsion de Theodor Herzl. Après avoir couvert l’affaire Dreyfus et face aux pogroms en Europe centrale et orientale, le journaliste hongrois constate l’urgence dans laquelle les Juifs se trouvaient alors. Dans ce contexte d’antisémitisme généralisé, il les enjoint à s’organiser comme une nation moderne, c’est-à-dire autour d’un État.

Theodor Herzl, le « père » du sionisme moderne.
Carl Pietzner/Wikimedia

Mais de quel État s’agit-il ? Dans son livre : L’État juif (Der Judenstaat), publié en 1895, Herzl hésite encore entre l’Argentine et la Palestine. Discutant des points positifs et négatifs entre les deux options, Herzl convient toutefois que la seconde option serait peut-être la plus facile à mettre en œuvre puisque l’État juif formerait le « rempart de l’Europe contre l’Asie, un avant-poste de la civilisation par opposition à la barbarie », et donc bénéficierait du soutien de l’Occident.

Ce pragmatisme qui fait le jeu d’une rhétorique colonialiste va être tantôt contesté par une frange du mouvement sioniste, tantôt jugé tiède par une autre (voir Derek Penslar, « Zionism, Colonialism and Postcolonialism », dans le Journal of Israeli History, 2008, p. 84–98). Il en va de même pour l’option territorialiste qui s’accommode de propositions comme celle l’Argentine, voire même de l’Ouganda : elles avaient leurs partisans, de gauche comme de droite.

Toutes ces divisions témoignent d’un grand pluralisme au sein du sionisme historique, à la fois stratégique et idéologique. Aussi vrai qu’il a existé un sionisme marxiste conduit par le mouvement Poale Zion (l’ouvrier de Sion) dont le jeune David Ben-Gourion – père fondateur de l’État d’Israël – fut membre, la droite nationaliste de Zev Vladimir Jabotinsky n’est pas en reste et persiste à influencer le Likoud, parti de l’actuel Premier ministre d’Israël, Benyamin Netanyahou. Les partis politiques israéliens contemporains se sont d’ailleurs formés sur ces divisions originelles.

Le Foyer national juif

Au-delà des hésitations et des divisions, le sionisme n’a pas attendu la déclaration Balfour pour encourager l’immigration en Palestine. Mais ce n’est pas tant fuir l’Europe qui constituait alors un enjeu, mais bien de créer un État viable.

La fin de la Première Guerre mondiale et le démantèlement des empires vont permettre aux organisations sionistes de pousser la déclaration Balfour. Bien que laconique, comme on l’a souligné, celle-ci demeurait un engagement officiel pris par le représentant d’un État souverain. Et dans le contexte favorable d’une Angleterre sortie victorieuse de la guerre et des quatorze points de Wilson qui proclament le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la Déclaration prenait une valeur plus que symbolique.

Dès lors, la Conférence de San Remo, le 24 avril 1920, avalise la création du Foyer national juif, établissant dans son préambule « la connexion historique du peuple juif et de la Palestine » (le texte est disponible dans son intégralité en anglais. La Palestine mandataire devient un quasi-État, prenant soin de concilier les différentes religions, de soustraire les lieux saints de toute forme de conflit, de réduire leur éventualité en interdisant l’existence de forces armées.

Si l’ambition était louable, la période qui précède la création de l’État d’Israël est celle d’une guerre latente où des accrochages dégénèrent en révoltes, les révoltes en guérillas, jusqu’au déclenchement d’une quasi-guerre connue sous le nom de « Grande révolte arabe » de 1936 à 1939. La création d’Israël, en 1947, ne fera que de donner une ampleur internationale à un conflit au départ local.

Un siècle plus tard

La déclaration Balfour reste dans l’histoire comme la toute première reconnaissance du droit irréductible du peuple juif à s’établir sur sa terre ancestrale et à y former un État. Toutefois, il ne faudrait pas occulter qu’il était « clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine. »

Cent après, la déclaration Balfour n’a donc tenu sa promesse qu’à moitié puisque que la reconnaissance de la Palestine comme un État pleinement souverain tarde à venir. Pire, elle n’aura pas su prévenir un conflit que les officiels britanniques pourtant redoutaient.

Car s’il est fort aisé de faire retomber la faute sur une ou plusieurs parties, il ne s’agit pas ici de juger en morale la faute des uns et de disculper en droit la faute des autres, mais d’espérer que le siècle suivant conduise le sionisme à tenir son engagement là où, justement, un État n’a de rhétorique que celle de sa force, une rébellion que celle de la guerre et la communauté internationale que de bonnes intentions.

Mais le respect de cet engagement n’est possible que si le sionisme se décide à muer de nouveau. De gauche comme de droite, il se cristallise aujourd’hui dans un jingoïsme où tout projet de société ne se réduit utilement à l’opposition entre un laïcisme hésitant et un fondamentalisme religieux. Il a perdu toute aspiration à changer le destin d’Israël.

Comme l’écrivait Walter Laqueur :

« A un certain degré, le sionisme est inévitablement une désillusion ; seuls les mouvements politiques dont l’histoire ne s’étend pas au-delà d’un épisode utopique gardent toute leur virginité et ne causent aucune déception. »

En prenant la forme d’une nouvelle utopie, il décevra certainement, mais il tiendra sa promesse.

Cependant, s’il n’entend pas respecter sa part dans la déclaration Balfour, celle à l’endroit des populations locales non-juives, le sionisme risque de suivre la même voie que bon nombre de nationalismes confrontés à des menaces extérieures comme intérieures, c’est-à-dire de divaguer entre un régime autoritaire ou une théocratie.

Susie Linfield se demandait, en 2015, si un sionisme de gauche – critique de la colonisation – était encore possible ? S’il perdure dans les faits, il lui faut changer sa rhétorique afin de se soustraire à ce cadre ténu qu’est l’État pour penser le monde. Un monde dans lequel le sionisme cessera d’interférer avec la reconnaissance internationale de la Palestine. Ainsi, il ne donnera plus à ses ennemis et à leurs alliés objectifs un argument à leur propagande.

Etienne Schmitt, Docteur en science politique, Université du Québec à Montréal (UQAM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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