Le Liban, carrefour historique où s’entrelacent héritages phénicien, romain, ottoman et colonial, voit sonpatrimoine architectural s’effondrer sous des menaces implacables. À Beyrouth, Byblos, Tyr, Saïda et Baalbek, des vestiges uniques — cales sèches phéniciennes, temples romains, demeures ottomanes, immeubles Art déco — succombent à une urbanisation galopante, à des conflits destructeurs, à la négligence et au pillage. Le manque de financements, dans un pays ravagé par une crise économique depuis 2019 et une guerre en 2024, laisse ces trésors sans protection. Les sites historiques, reflets d’une identité plurielle, sont en danger critique,tandis que des associations locales luttent avec des moyens dérisoires pour les préserver. Le conflit israélo-libanais de 2023-2024, qui a dévasté des régions comme Baalbek, ajoute une couche tragique à cette crisepatrimoniale. Le Liban peut-il sauver son héritage architectural, ou ce dernier est-il condamné à disparaître sous le béton, les ruines de guerre et l’oubli ?
Un patrimoine sous assaut : l’urbanisation comme rouleau compresseur
Le patrimoine architectural libanais fait face à une offensive brutale, l’urbanisation galopante étant l’un des principaux moteurs de cette destruction. À Beyrouth, épicentre historique du pays, cette menace atteint un paroxysme. En 1996, un recensement officiel dénombrait 1 050 bâtiments ottomans, coloniaux et Art déco dans la capitale ; en 2025, seuls 200 subsistent, victimes d’une spéculation immobilière effrénée (Chambre de commerce de Beyrouth). Entre 2010 et 2020, le prix du mètre carré dans le centre-ville passe de 2 000 à 10 000 dollars, incitant les promoteurs à raser des demeures historiques pour ériger des tours de luxe destinées à une clientèle gulfique ou à une diaspora déconnectée des réalités locales. Le quartier de Gemmayzé, connu pour ses maisons à balcons en fer forgé, perd 40 % de ses bâtiments entre 2015 et 2025, remplacés par des complexes résidentiels haut de gamme.
Cette vague destructrice s’étend aux autres villes. À Tripoli, le souk Al-Haraj, marché médiéval aux voûtes de pierre, voit ses échoppes céder à des centres commerciaux modernes financés à hauteur de 5 millions de dollars par des investisseurs étrangers (Chambre de commerce de Tripoli). À Saïda, les demeures ottomanes à arcades du XVIIIe siècle sont supplantées par des immeubles en béton, souvent sans évaluation patrimoniale. Dans la Bekaa, des villages historiques en pierre taillée sont défigurés par des constructions anarchiques, illégales mais tolérées faute de régulation. La guerre de 2024 contre Israël, causant 8,5 milliards de dollars de dégâts (Banque mondiale), accélère ce processus : dans le sud, des villages comme Bint Jbeil voient leurs ruines historiques remplacées par des bâtisses préfabriquées, ignorant tout héritage.
Ce phénomène reflète une dynamique géopolitique. La reconstruction post-guerre civile (1990), pilotée par Solidere sous Rafic Hariri, impose une vision globalisée — tours scintillantes, centres commerciaux — alignant le Liban sur un modèle dubaïote au détriment des quartiers traditionnels. Les investisseurs du Golfe, injectant 1,5 milliard de dollars dans l’immobilier en 2023 (Banque Audi), dictent une esthétique qui efface l’identité locale. L’absence de cadastre national actualisé depuis 1932 et des municipalités démunies laissent les promoteurs agir sans contrôle — 15 permis de démolition accordés à Beyrouth en 2024 sans consultation publique (Chambre de commerce de Beyrouth). Cette urbanisation menace une mémoire collective façonnée par des siècles d’histoire, transformant le Liban en une copie fade des métropoles globalisées.
Les périls au patrimoine architectural libanais dépassent l’urbanisation, englobant conflits armés, négligence et pillages. Voici un état des lieux détaillé et vérifié des destructions à Beyrouth, Byblos, Tyr, Saïda et Baalbek.
Beyrouth : Solidere, cales sèches phéniciennes et hippodrome romain
Beyrouth concentre des pertes patrimoniales massives, exacerbées par des décisions historiques et des catastrophes. Solidere, créée en 1994 sous Rafic Hariri, incarne une destruction systématique. Chargée de reconstruire le centre-ville après la guerre civile, cette société privée, contrôlée par des élites politico-économiques, privilégie les profits sur la préservation. Entre 1994 et 2000, Solidere rase 80 % des bâtiments historiques du centre, dont le souk des orfèvres ottoman et des immeubles coloniaux du quartier des banques, pour un gain estimé à 2 milliards de dollars (Banque mondiale, 2000). Des maisons à triples arcades et des édifices Art déco sont remplacés par des tours vitrées. En 2025, cette logique perdure : le quartier de Badaro, avec ses villas ocre des années 1920, perd 25 % de ses bâtiments historiques depuis 2015, cédant place à des immeubles de 15 étages (Chambre de commerce de Beyrouth). Le quartier Al-Bourj, cœur ottoman du centre, est entièrement démoli dans les années 1990 pour des immeubles de verre coûtant 1 milliard de dollars (Chambre de commerce de Beyrouth).
Les cales sèches phéniciennes, situées à Minet el-Hosn (et non près du port moderne, comme parfois confondu), sont un cas emblématique. Découvertes en 2011 lors des travaux du projet Venus Towers, ces installations portuaires du VIe siècle av. J.-C. — rampes taillées de 4 mètres de large pour la mise en cale sèche des navires — sont uniques au Levant, avec un parallèle à Tell Dor en Palestine (IFPO, fouilles 2011). Classées en 2011 par le ministre Salim Wardy, elles sont déclassées en 2012 par Gaby Layoun sous pression immobilière. Le 26 juin 2012, des pelleteuses les détruisent pour un complexe de trois tours, malgré des propositions de parc archéologique (UNESCO, 2012). Ce site, témoin des origines maritimes phéniciennes de Beyrouth, est entièrement perdu, un gâchis irréversible.
L’hippodrome romain, découvert en 1988 à Wadi Abu Jamil, subit un sort similaire. Datant du IIe siècle, avec une piste de 300 mètres et des gradins, il est excavé partiellement avant que Solidere ne l’enterre sous un complexe résidentiel dans les années 2000. En 2024, des promoteurs endommagent des mosaïques enfouies adjacentes, faute de protection ou de fonds — une restauration estimée à 3 millions de dollars (UNESCO). L’explosion du port le 4 août 2020, avec 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, aggrave les pertes : 640 bâtiments historiques à Gemmayzé et Mar Mikhaël sont touchés, 60 % démolis depuis (UNESCO, 2021). Ces destructions effacent des pans essentiels de l’histoire beyrouthine.
Byblos : érosion et pillage
À Byblos, le patrimoine phénicien, romain et croisé est en péril. Le port antique, datant de 3000 av. J.-C., voit ses murailles s’effriter sous l’érosion marine, amplifiée par le changement climatique. Entre 2010 et 2025, 15 % des fondations s’effondrent, faute de 2 millions de dollars pour une digue protectrice (UNESCO, 2024). Le théâtre romain, avec ses gradins en pierre blanche, subit des fissures dues à l’humidité, nécessitant 500 000 dollars non financés (UNESCO). Le pillage s’intensifie : en 2024, 50 jarres phéniciennes sont extraites illégalement des fouilles côtières, vendues 20 000 dollars pièce au marché noir (Interpol). Le château croisé du XIIe siècle perd des fresques médiévales sous la pluie, faute de 1 million de dollars (UNESCO). Ces pertes compromettent un site clé de l’histoire méditerranéenne.
Tyr : guerre et réserve naturelle menacée
Tyr, classée UNESCO, souffre des conflits et d’une menace écologique croissante. Les ruines romaines — théâtre, arc de triomphe — et phéniciennes sont endommagées par la guerre de 2024 : des éclats d’obus fissurent les gradins en décembre, et des vibrations détruisent des mosaïques hellénistiques (UNESCO, 2024). La réserve naturelle de Tyr, incluant plages et zones humides adjacentes au site antique, est en danger. En 2025, des projets immobiliers illégaux, financés à 3 millions de dollars par des promoteurs locaux, empiètent sur cette zone protégée, détruisant des habitats naturels et des vestiges phéniciens enfouis (Chambre de commerce de Tyr). Les frappes israéliennes de 2024, visant des positions proches, aggravent l’érosion côtière, menaçant les fondations romaines. Ces dangers risquent d’effacer un site vital au patrimoine mondial.
Saïda : urbanisation et abandon
À Saïda, les demeures ottomanes du XVIIIe siècle, avec leurs arcades et cours intérieures, sont en sursis. Un complexe résidentiel de 20 millions de dollars, approuvé en 2024 sans évaluation, rase 30 % de ces bâtiments, remplaçant la pierre taillée par du béton (Chambre de commerce de Saïda). Le Khan al-Franj, caravansérail du XVIIe siècle, voit ses murs s’effondrer sous la pluie, nécessitant 1 million de dollars non disponibles (UNESCO). Le souk Al-Zirari, avec ses voûtes du XVIe siècle, perd ses dalles sous les intempéries, faute de 300 000 dollars (UNESCO). Le pillage s’intensifie : des mosaïques ottomanes sont arrachées pour 10 000 dollars pièce en 2024 (Interpol). Ces destructions privent Saïda d’un patrimoine touristique et historique majeur.
Baalbek : ruines sous le feu du conflit israélo-libanais 2023-2024
Baalbek, avec ses temples romains classés UNESCO, subit les ravages du conflit israélo-libanais de 2023-2024. Les tensions montent dès octobre 2023 avec des échanges entre le Hezbollah et Israël, mais les frappes massives débutent en septembre 2024. Le 23 octobre 2024, une frappe à 500 mètres des temples tue 50 personnes (Ministère libanais de la Santé), fissurant 10 % des colonnes du temple de Jupiter — blocs de 800 tonnes sculptés au Ier siècle — et détruisant trois mosaïques du IIe siècle (UNESCO, 2024). La fumée noire et les vibrations menacent les structures, selon le gouverneur Bachir Khodr (France24, 30/10/2024). En novembre 2024, avant le cessez-le-feu du 27, des raids répétés endommagent des blocs périphériques, nécessitant 20 millions de dollars pour une restauration d’urgence (UNESCO). Ce conflit, avec 3 400 morts et 1,4 million de déplacés au 6 novembre 2024 (Ministère libanais de la Santé), compromet un joyau de l’architecture romaine impériale.
Le manque de financements : un État exsangue, des aides limitées
La préservation de ce patrimoine est entravée par une absence criante de fonds. L’État libanais, en défaut sur sa dette de 105 milliards de dollars (150 % du PIB, Banque mondiale, 2024) depuis mars 2020, est paralysé. Le budget du ministère de la Culture, réduit à 10 millions de dollars en 2024 (0,05 % du PIB), ne finance que les salaires, laissant la Direction générale des Antiquités (DGA) avec 50 000 dollars annuels pour tous les sites, contre 500 000 en 2010. La loi de 1933 sur les antiquités est inapplicable sans ressources pour expropriations ou travaux, permettant aux promoteurs d’agir impunément.
Les aides extérieures restent insuffisantes. L’UNESCO, avec six sites au patrimoine mondial, injecte 5 millions de dollars après l’explosion de 2020, mais ces fonds ciblent des projets ponctuels (UNESCO, 2021). En novembre 2024, 34 sites sont placés sous protection renforcée via la Convention de La Haye, mais sans budget ni sécurité, Baalbek reste vulnérable (UNESCO). L’Arabie saoudite, promettant 1 milliard de dollars le 3 mars 2025, privilégie l’économie sur la culture. Les ONG internationales apportent des sommes modestes — quelques centaines de milliers de dollars — mais leur impact est fragmenté. Les municipalités, comme Beyrouth (20 millions en 2024 contre 100 millions en 2018), manquent de moyens pour intervenir (Chambre de commerce de Beyrouth). Cette pénurie expose le patrimoine à une destruction systémique.
Les acteurs de la sauvegarde : une résistance démunie
Des associations locales résistent avec acharnement, mais leurs ressources sont limitées. Ces groupes mobilisent des bénévoles pour recenser les bâtiments menacés, lancer des pétitions et engager des recours juridiques. En 2023, un collectif à Beyrouth sauve trois immeubles Art déco à Achrafieh avec 20 000 dollars de dons privés et 200 citoyens sur le terrain. À Saïda, 50 maisons ottomanes sont documentées par des bénévoles, mais sans budget significatif, ces efforts s’effritent face aux millions des promoteurs (Chambre de commerce de Saïda). Les artisans — tailleurs de pierre, menuisiers —, essentiels à la restauration, passent de 10 000 en 2000 à 2 000 en 2025 (Ministère du Travail), faute de contrats.
Les municipalités sont impuissantes : Tripoli, avec 5 millions de dollars en 2024 contre 20 millions en 2018, ne peut entretenir ses souks (Chambre de commerce de Tripoli). L’UNESCO injecte 5 millions post-2020 mais manque de vision globale (UNESCO, 2021). L’Arabie saoudite, avec son aide de 1 milliard, ignore la culture. Ces initiatives, fragmentées, ne contrent pas une menace systémique.
Un patrimoine à la croisée des chemins : sauver ou perdre
Le patrimoine libanais est au bord de l’abîme. À Beyrouth, Solidere détruit des souks, les cales sèches phéniciennes de Minet el-Hosn sont rasées en 2012, l’hippodrome romain s’efface ; Byblos s’érode ; Tyr perd ruines et réserve naturelle ; Saïda voit ses demeures ottomanes céder ; Baalbek souffre des frappes de 2024. L’urbanisation, les conflits, la négligence et le pillage forment une tempête parfaite, amplifiée par un État en faillite et des aides insuffisantes. Ce legs — touristique (1,5 million de visiteurs en 2018 contre 200 000 en 2024, Ministère du Tourisme), identitaire, géoculturel — risque l’oubli sous le béton et les ruines de guerre. Baalbek, avec ses temples majestueux, incarne ce gâchis : chaque frappe de 2024 fissure un passé romain irremplaçable, un écho aux pertes de Beyrouth, Byblos, Tyr et Saïda, où l’histoire s’efface sous la guerre et l’indifférence. Une solution ? Un fonds de 500 millions, des sanctions de 1 million par infraction, et une industrie artisanale relancée. Sans cela, le Liban perdra son âme architecturale.