Ligne d’exil, ligne de vie
Durant la guerre, il n’y avait souvent qu’un seul moyen de quitter le Liban : la mer. Pas la mer des vacances, pas la Méditerranée des croisières ou des plages tranquilles, mais une mer de fuite, de survie, de larmes. Cette mer que l’on regarde depuis Jounieh, avec un mélange de fascination et de désespoir, a longtemps été le seul couloir de sortie pour ceux que la guerre étranglait.
Et cette route-là, elle passait par un nom devenu familier à force de nécessité : Chypre. Plus précisément Larnaca, ce port de l’autre rive, où des milliers de Libanais sont arrivés un jour, les valises pleines de vide et le cœur trop lourd.
Aujourd’hui, Chypre annonce la reprise prochaine de cette liaison maritime. Un ferry va relier de nouveau Jounieh à Larnaca, via un itinéraire présenté comme touristique, ponctué de promesses économiques et culturelles. Mais dans la mémoire libanaise, ce ferry n’est pas neutre. Il n’est pas banal. Il a vu trop de choses. Et à cette annonce, quelque chose serre la gorge. On ne sait pas si c’est de la nostalgie, de la tristesse, ou une vieille angoisse que le temps n’a pas su effacer.
Le ferry revient, mais que ramène-t-il ?
Pendant les années les plus sombres de la guerre civile libanaise, quand Beyrouth était coupée en deux, quand les routes étaient impraticables ou mortelles, quand l’aéroport international était sous les bombes ou verrouillé par des milices, la mer restait la seule issue. Ceux qui pouvaient fuir prenaient la direction de Jounieh.
De là, un ferry partait vers Chypre. Quand il ne quittait pas plus tôt, par nécessité, parce que les bombes lui tombaient autour, il partait en début d’après-midi, presque discrètement, souvent au moment où le soleil tombait derrière les collines. La traversée — une « croisière » sans joie — se faisait de nuit. On arrivait à Larnaca au petit matin, épuisé, hagard, le cœur encore resté sur le quai.
Il y avait des cabines à bord, mais aussi de grandes salles collectives pleines de sièges inclinables. C’est là que beaucoup passaient la nuit, assis, parfois recroquevillés, parfois en larmes. Des enfants dormaient sur les genoux de leurs mères, des pères fixaient le plafond sans mot.
Et pourtant, dans ce même espace, à peine entré dans les eaux internationales, d’autres guettaient l’ouverture du duty-free ou du petit casino du ferry. C’était un étrange mélange de détresse et d’échappatoire. Certains achetaient une montre ou une cartouche de cigarettes pour se prouver qu’ils existaient encore. D’autres misaient quelques billets au blackjack, comme pour conjurer le sort.
Mais tous les trajets n’étaient pas marqués par la fuite. Le même ferry, à son retour vers Jounieh, arrivait souvent à l’aube, et ce matin-là avait parfois des airs de fête. Les familles venaient attendre des proches exilés, revenus passer quelques semaines d’été. On s’embrassait sur le quai, on pleurait aussi, mais de joie cette fois. Les valises débordaient de cadeaux, les enfants couraient vers leurs cousins, et dans ce même port qui avait vu tant de départs, on accueillait ceux qui revenaient, ne serait-ce que pour un temps.
Ce ferry n’avait rien d’un paquebot de luxe. C’était un navire de survie, mais aussi, parfois, un navire de retrouvailles.
Des milliers de Libanais ont emprunté cette route. Beaucoup n’en sont jamais revenus. Ils ont refait leur vie à Chypre, en Europe, au Canada, en Australie. D’autres ont attendu la fin des combats, ont prié, ont pleuré, puis sont rentrés au pays quand la guerre s’est tue. Mais tous, ou presque, ont laissé une part d’eux-mêmes sur ce quai de Jounieh et dans ce bateau vers Larnaca.
Et aujourd’hui, il faut le dire : les Libanais nés après 1990 ne peuvent s’en souvenir. Pour eux, ce ferry est une anecdote racontée par leurs parents, une photo floue dans un album. Ce qu’il représentait, ils ne l’ont pas vécu. Mais il revient, et avec lui, un morceau de mémoire que certains préféreraient ne pas réveiller.
Chypre, miroir et transit
Il y a une ironie amère à ce que Chypre reprenne cette liaison aujourd’hui. Car l’île elle-même connaît la division, les occupations, les traumatismes. Elle a été coupée en deux par l’invasion turque. Elle porte, comme le Liban, les stigmates d’un passé fragmenté.
Et pourtant, c’est à Larnaca que le Liban brisé venait chercher un souffle.
Mais ce n’était qu’un souffle. Chypre n’était pas un choix, une destination. C’était une passerelle. On y allait parce qu’on ne pouvait plus passer par l’aéroport de Beyrouth, parce que la route de Damas était coupée, parce que tout autre itinéraire était trop dangereux.
On y passait pour fuir, pour déposer un proche, pour rejoindre un autre avion. On y restait quelques jours, parfois quelques semaines. Le cœur était ailleurs.
Des familles y ont transité, rarement s’y sont installées. Les enfants y attendaient de nouveaux papiers, les adultes y organisaient la suite, entre consulats, hôtels et appels vers l’Europe.
Aujourd’hui encore, certains Libanais y retournent. Pas tant pour les plages que pour la mémoire.
Ce ferry, s’il reprend la mer, ne sera jamais neutre. Il passera sur les eaux que tant de familles ont traversées en silence. Il croisera, symboliquement, les regards tournés en arrière.
On peut repeindre la coque, rouvrir les cabines, annoncer la croisière. Le souvenir, lui, ne sera jamais désarmé.
La mer, encore et toujours
Dans le Liban d’aujourd’hui, ce ne sont plus les bombes qui poussent à partir, mais la lente ruine du quotidien. Le ferry revient, et avec lui cette ligne fragile qui sépare le départ forcé du départ choisi.
La mer, elle, ne pose jamais de questions. Elle emmène ceux qui embarquent, sans jamais leur demander pourquoi.