Le 1er mai 2025, plusieurs quotidiens libanais ont publié un même avis de justice : la société Tazej Farrouj Faqih, autrefois fleuron du secteur agroalimentaire, est déclarée en faillite selon la procédure numéro 1146. L’ordonnance du tribunal des faillites de Beyrouth ordonne la fermeture définitive d’un étage entier de l’entreprise, le considérant sans intérêt pour les créanciers. Il est donné aux parties un délai de sept jours pour contester la décision.
Cette annonce judiciaire, loin d’être isolée, constitue l’une des expressions les plus visibles d’une crise plus large. Depuis 2023, le Liban connaît une vague inédite de faillites dans le commerce de détail, la distribution alimentaire, la restauration, l’industrie légère et les services non bancaires. Cette situation n’est plus seulement économique : elle devient judiciaire, avec un engorgement sans précédent des chambres commerciales, et une multiplication des contentieux civils.
L’effondrement du secteur agroalimentaire : une alerte structurelle
Le cas de Tazej Farrouj Faqih n’est pas anecdotique. Cette entreprise, implantée dans plusieurs quartiers de la capitale et présente dans les grandes surfaces, symbolisait une réussite typiquement libanaise : croissance rapide, gestion familiale et intégration verticale. Sa chute révèle une vulnérabilité profonde du modèle économique libanais, construit sur l’importation, la faible capitalisation et une dépendance aux marges fluctuantes.
Avec l’effondrement du pouvoir d’achat, la hausse des coûts d’importation et la disparition des subventions sur les produits alimentaires, les entreprises de distribution ont vu leurs charges exploser. L’énergie, la logistique et les matières premières sont devenues inaccessibles. Incapables de répercuter ces hausses sur les consommateurs, elles ont absorbé les pertes jusqu’à l’asphyxie.
L’entreprise a ainsi accumulé des dettes insoutenables. Faute d’accès au crédit bancaire et en l’absence de fonds de garantie publics, elle a cessé ses paiements. Le dépôt de bilan s’est imposé comme la seule option viable pour éviter une cessation brutale des activités, aux conséquences sociales et sanitaires imprévisibles.
Une justice commerciale submergée
Le tribunal des faillites de Beyrouth, institution jusque-là discrète, est désormais au cœur de l’attention médiatique. Les audiences se multiplient, les juges d’instruction économique se retrouvent à gérer plusieurs dizaines de dossiers simultanément. Les greffiers, les administrateurs judiciaires et les experts comptables travaillent dans l’urgence, sans ressources supplémentaires.
Les procédures s’enlisent parfois en raison de l’absence de documentation complète, de l’impossibilité de localiser certains dirigeants, ou de l’effondrement de la traçabilité des actifs. Les systèmes d’archivage numérique étant rudimentaires, il faut souvent reconstituer les comptes à la main, sur la base de factures physiques ou de témoignages de salariés.
Ce contexte nourrit une spirale de défiance. Les créanciers hésitent à engager des procédures, faute de garanties de récupération. Les banques refusent d’exécuter les jugements, invoquant la priorité donnée aux créances publiques. L’État, quant à lui, reste en position d’observateur, sans instrument d’intervention rapide ni fonds de sauvegarde sectoriel.
Une crise du modèle d’entreprise libanais
Au-delà du cas emblématique de Tazej, la multiplication des procédures judiciaires révèle une fragilité systémique. Le tissu économique libanais repose encore majoritairement sur des structures familiales, faiblement capitalisées et mal préparées aux chocs. Peu d’entre elles disposent de services juridiques internes, de réserves de trésorerie ou de plans de continuité d’activité.
Les chambres de commerce ont tenté d’alerter les pouvoirs publics dès 2022, sans succès. Aujourd’hui, elles se retrouvent elles-mêmes débordées, incapables d’offrir une médiation efficace entre créanciers, débiteurs et institutions. La crise a montré les limites d’un modèle basé sur l’informalité, la flexibilité extrême et l’absence de mutualisation des risques.
Les défaillances touchent aussi bien les grandes marques que les petits commerces. Dans les souks, les rideaux baissés se comptent par dizaines. Les artisans ferment boutique, les fournisseurs interrompent les livraisons, et les employés sont renvoyés sans indemnité. La fermeture judiciaire devient le dernier recours pour éviter une faillite sauvage et préserver, tant bien que mal, les droits des parties.
Les conséquences sociales : emploi, salaires, sécurité
Chaque faillite emporte avec elle son lot de conséquences humaines. Dans le cas de Tazej Farrouj Faqih, plus de 60 salariés se retrouvent sans emploi, parfois sans solde de tout compte. La procédure judiciaire prévoit le paiement prioritaire des salaires, mais dans la réalité, les actifs de l’entreprise sont insuffisants pour couvrir toutes les dettes.
Cette situation se répète dans d’autres secteurs : restauration, textile, hôtellerie. Des milliers de salariés se retrouvent dans un vide juridique. Sans indemnités, sans assurance chômage, sans accompagnement de reconversion, ils tombent dans la précarité. Les syndicats, affaiblis par des années de démobilisation, peinent à encadrer ces drames individuels.
Cette défaillance du droit social libanais, couplée à la lenteur des procédures commerciales, aggrave le sentiment d’injustice. Les salariés perçoivent les faillites comme des fuites organisées. Certains accusent même les patrons d’avoir orchestré les dépôts de bilan pour se libérer de leurs obligations, tout en conservant discrètement des actifs.
L’encadrement judiciaire : entre manque de moyens et opacité
La gestion judiciaire des faillites pose des questions majeures de transparence. Le rôle des administrateurs judiciaires est crucial, mais leurs conditions de travail sont précaires. Peu nombreux, faiblement rémunérés, et exposés à des pressions politiques, ils manquent souvent d’autonomie. Certains dossiers sensibles traînent depuis des mois sans résolution.
Les juges spécialisés, bien que compétents, sont confrontés à une avalanche de dossiers sans précédent. Le système judiciaire n’a pas été conçu pour absorber une telle charge en si peu de temps. Les délais de traitement explosent, les recours s’empilent, et les décisions sont parfois prises sans consultation effective des parties.
L’État n’a pas encore mis en place de registre national des entreprises en procédure collective. Chaque tribunal fonctionne selon ses propres règles, sans interopérabilité des données. Les tentatives de réforme du droit des faillites, amorcées en 2021, sont restées bloquées au Parlement. Le vide juridique favorise les contournements et affaiblit la sécurité contractuelle.
Vers une restructuration institutionnelle ?
Face à cette crise systémique, plusieurs voix appellent à une réforme en profondeur du droit des entreprises en difficulté. L’idée d’un “tribunal économique centralisé” a été évoquée. Ce tribunal regrouperait toutes les procédures liées à la défaillance, à la médiation financière, et à la restructuration des dettes. Il permettrait un pilotage unifié des dossiers et une rationalisation des expertises.
Un fonds de restructuration pourrait aussi être envisagé, alimenté par les contributions des banques, des assureurs, et des grands groupes encore solvables. Ce fonds servirait à financer des plans de relance pour les entreprises viables, sous conditions strictes de gouvernance et de transparence.
Enfin, un registre des procédures collectives devrait être mis en place, en lien avec la Banque du Liban et les chambres de commerce. Cet outil numérique permettrait aux créanciers, aux juges et aux analystes économiques de suivre en temps réel l’évolution des faillites et des plans de redressement.