Le 27 mars 2025, alors que le Liban s’enlise dans une crise économique et sociale d’une gravité sans équivalent, la probable désignation de Karim Souaid comme gouverneur de la Banque du Liban (BdL) déclenche une tempête de débats. Prévue pour être entérinée par un vote du cabinet dès ce jeudi, selon des sources proches du dossier rapportées par le Financial Times (26 mars 2025), cette nomination dépasse la simple succession à un poste clé : elle constitue un révélateur décisif de la volonté – ou de l’incapacité – du gouvernement à engager les réformes nécessaires pour sortir une économie exsangue de l’abîme où elle stagne depuis 2019. Loin de représenter une lueur d’espoir ou une rupture avec les errements du passé, Souaid, soutenu par le président Joseph Aoun et une élite bancaire solidement ancrée, semble porter une vision qui suscite de profondes réserves. À travers une analyse minutieuse et étayée de données et de faits, les lignes qui suivent explorent pourquoi son profil et ses orientations stratégiques peinent à convaincre face aux enjeux titanesques du moment – et en quoi son accession à cette fonction pourrait fragiliser davantage les chances ténues d’une reprise pour le Liban.
Un pion des banques : une candidature qui trahit les promesses de réforme du Président Joseph Aoun
Karim Souaid n’est pas un novice dans le monde de la finance. Gestionnaire de fortune expérimenté, il dirige Growthgate Capital, une firme d’investissement basée à Bahreïn qu’il a fondée en 2007. Mais ce pedigree, loin de rassurer, soulève des questions troublantes. Selon le Financial Times, Souaid est le candidat de prédilection de l’élite bancaire libanaise, un groupe influent incarné par des figures comme Antoun Sehnaoui, actionnaire principal de la Société Générale de Banque au Liban, et soutenu par l’Association des Banques au Liban (ABL). Cette dernière, depuis le début de la crise en 2019, s’est illustrée par son opposition farouche aux réformes structurelles proposées par le Fonds Monétaire International (FMI), préférant protéger les intérêts des actionnaires bancaires au détriment des déposants et de l’État.
Cette proximité avec les puissants lobbies financiers est un signal d’alarme. Le rapport Towards a Sustainable Recovery for Lebanon’s Economy (Growth Lab, Harvard, novembre 2023) détaille l’ampleur de la crise bancaire : les pertes du secteur, estimées à 70 milliards de dollars, découlent d’une insolvabilité systémique liée à la dépréciation massive des dépôts en dollars placés à la BdL, eux-mêmes engloutis dans le financement d’un déficit public chronique. Face à cela, Souaid a déjà pris position : en 2023, il a financé et promu un rapport controversé qui recommandait des « haircuts » substantiels sur les dépôts des clients, une mesure qui épargnerait les banques et leurs actionnaires tout en faisant porter le fardeau aux citoyens ordinaires. Cette approche est en contradiction directe avec les recommandations du Growth Lab, qui préconise une restructuration équitable impliquant une conversion des dépôts en certificats de restructuration (76 milliards de dollars), une recapitalisation des banques via des injections de capitaux publics, et une réduction massive de la dette publique via un « haircut » de 82 à 90 %. Souaid, lui, semble vouloir préserver un système bancaire moribond au détriment d’une refonte systémique, trahissant ainsi les promesses de réforme du gouvernement formé en janvier 2025.
Pire encore, ses liens personnels renforcent les soupçons de favoritisme. Varouj Nerguizian, conseiller présidentiel, siège au conseil d’administration de Growthgate Capital aux côtés du fils de l’ancien Premier ministre Najib Mikati. Cette imbrication avec les cercles du pouvoir politique et économique libanais, souvent accusés de népotisme et de corruption, jette une ombre sur son impartialité. Comme le souligne un politicien libanais anonyme cité par le Financial Times, « en Souaid, les banques voient quelqu’un qui leur est favorable et hostile au FMI ». Cette perception n’est pas anodine : elle reflète une continuité avec les pratiques qui ont conduit à l’effondrement de 2019, orchestré sous la gouvernance de Riad Salameh, aujourd’hui poursuivi pour crimes financiers.
L’or de la BdL : un sacrilège économique aux conséquences désastreuses
L’une des propositions les plus explosives de Souaid, révélée par des sources proches de ses discussions avec des diplomates et politiciens (Financial Times), est son intention d’utiliser les réserves d’or de la BdL pour « compenser » les déposants. Avec environ 24 milliards de dollars d’actifs en devises étrangères, dont une part importante en or (selon les estimations du Growth Lab), ces réserves sont le dernier bastion de stabilité financière du Liban. Même Riad Salameh, dont la gestion désastreuse a précipité la crise, n’a jamais franchi cette ligne rouge. Pourquoi ? Parce que cet actif est l’ultime garantie du pays pour stabiliser sa monnaie, négocier un soutien international, ou répondre à des besoins humanitaires urgents dans un contexte où la population lutte pour se nourrir et se soigner.
L’idée de Souaid est non seulement irréaliste, mais aussi économiquement suicidaire. Le Growth Lab met en lumière l’insolvabilité abyssale de la BdL : un déficit net en réserves internationales de 65 milliards de dollars, soit 401 % du PIB estimé pour 2023. Cette situation découle d’un déséquilibre monstrueux entre des actifs en dollars (44,7 milliards en août 2019, tombés à 27,8 milliards en janvier 2023) et des passifs en dollars (107,9 milliards en 2019), amplifié par la dévaluation de la livre libanaise. Liquider l’or pour « compenser » les déposants – une promesse floue qui ne précise ni l’ampleur ni les modalités – ne résout en rien cette insolvabilité structurelle. Au contraire, elle priverait le Liban de son seul levier crédible face aux créanciers internationaux et aux marchés.
Prenons un instant pour examiner les chiffres. Si l’on suppose que les réserves d’or représentent, disons, 15 milliards de dollars (une estimation conservatrice basée sur les audits opaques de la BdL), leur vente ne couvrirait qu’une fraction des 70 milliards de pertes du secteur bancaire. Qui plus est, dans un marché mondial volatil, une telle liquidation risquerait de faire chuter la valeur de l’or libanais, réduisant encore son rendement. Pendant ce temps, la population, déjà privée d’accès à ses dépôts depuis 2019, continuerait de souffrir : la monnaie a perdu 98 % de sa valeur sur le marché parallèle, l’inflation a atteint 269 % en avril 2023, et les « lollars » (dollars bloqués dans les banques) ne valent plus que 10 cents pour 1 dollar. Utiliser l’or pour un pansement temporaire, sans s’attaquer aux racines du problème, est une aberration économique qui hypothèque l’avenir du pays pour un gain illusoire à court terme. Comme le met en garde Nasser Saidi, ancien vice-gouverneur de la BdL, « on ne peut pas confier la restructuration du secteur bancaire aux mêmes personnes qui ont causé cette crise ».
Une croisade contre le FMI : saboter la seule issue viable
L’hostilité de Souaid envers le FMI est un autre point de rupture majeur. Lors de réunions privées avec des diplomates occidentaux et des politiciens libanais, il aurait affirmé que l’intervention du FMI « porte atteinte à la souveraineté libanaise », s’opposant à des réformes clés comme la restructuration bancaire et la levée partielle du secret bancaire (Financial Times). Cette posture est d’autant plus inquiétante que le FMI représente la seule bouée de sauvetage crédible pour le Liban. Un accord de 2022, prévoyant un prêt de 3 milliards de dollars et des fonds supplémentaires pour la reconstruction post-guerre avec le Hezbollah, est en suspens faute de progrès sur ces réformes. Le Premier ministre Nawaf Salam, conscient de cette urgence, cherche à renégocier cet accord, mais Souaid pourrait torpiller ces efforts s’il prend les rênes de la BdL.
Le contraste avec les recommandations du Growth Lab est saisissant. Ce dernier propose une stratégie en trois volets : une dollarisation complète pour mettre fin à l’hyperinflation et stabiliser l’économie (la livre ayant perdu toute crédibilité), une conversion des 76 milliards de dollars de dépôts bancaires en certificats de restructuration pour assainir le système financier, et une réduction drastique de la dette publique consolidée (740 % du PIB en 2023) via un « haircut » de 82 à 90 %. Ces mesures, bien que douloureuses, visent à restaurer la solvabilité et à poser les bases d’une reprise. Souaid, lui, rejette ce cadre, préférant une approche qui protège les banques et évite les réformes structurelles. Cette obstination est incompréhensible alors que le Liban, placé sur la « liste grise » du Groupe d’action financière (GAFI) pour ses failles en matière de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme, est déjà coupé des marchés internationaux. Sans un accord avec le FMI, aucun investissement étranger ne viendra combler le vide laissé par une économie en chute libre.
Pour illustrer l’ampleur du désastre, revenons aux données du Growth Lab : entre 2018 et 2022, le PIB réel a chuté de 38 %, un effondrement bien plus sévère que celui de la Grèce en 2009 (26,3 %) ou de l’Argentine en 2001 (18,4 %). Cette contraction, combinée à une dette publique de 120 milliards de dollars (dont 89 milliards portés par la BdL), exige des solutions radicales, pas des demi-mesures dictées par des intérêts particuliers. En s’opposant au FMI, Souaid ne fait que prolonger l’agonie d’un pays qui n’a plus de temps à perdre.
Un gouvernement fracturé : la nomination comme miroir d’un système en faillite
La candidature de Souaid expose également les fissures béantes au sein du gouvernement libanais, en place depuis janvier 2025 avec la promesse de mettre fin à la paralysie politique et économique. Le président Joseph Aoun, qui voit en Souaid « le meilleur candidat » selon des sources proches (Financial Times), s’oppose au Premier ministre Nawaf Salam, dont les réserves traduisent une divergence stratégique fondamentale. Salam mise sur une coopération avec le FMI pour débloquer des fonds et relancer l’économie, tandis qu’Aoun semble céder aux pressions des élites bancaires. Cette division n’est pas anecdotique : elle reflète l’incapacité chronique du système politique libanais à transcender les luttes factionnelles et les arrangements clientélistes qui ont conduit à la crise actuelle.
Le Growth Lab souligne que la genèse de cette catastrophe remonte aux années post-guerre civile (1992-1997), marquées par des déficits fiscaux massifs (20,7 % du PIB en moyenne) financés par une dette publique galopante (de 50 % à 104,4 % du PIB en cinq ans). Cette spirale s’est aggravée dans les années 2000 avec un modèle économique dépendant de la finance et des transferts de la diaspora, incapable de générer une croissance durable. La nomination de Souaid, perçue comme un compromis avec les responsables de ce naufrage, est un symptôme de cette inertie systémique. Comme le notent des organisations de la société civile libanaise dans une déclaration récente (Financial Times), « ce choix ne repose pas sur le mérite, mais sur le copinage et les marchandages politiques ». À l’heure où le Liban a besoin d’un leadership visionnaire, cette décision illustre un repli sur les vieilles recettes qui ont échoué.
L’impact humain : une population sacrifiée sur l’autel des intérêts bancaires
L’analyse ne serait pas complète sans évoquer les conséquences humaines de la stratégie de Souaid. Depuis 2019, les Libanais subissent une descente aux enfers : la livre a perdu 95 % de sa valeur, les dépôts bancaires sont gelés, et l’inflation a pulvérisé le pouvoir d’achat (171 % en 2022, 269 % en avril 2023). Les services publics se sont effondrés : l’électricité est quasi inexistante, les hôpitaux manquent de médicaments, et les écoles publiques sont paralysées par des grèves. Le Growth Lab rapporte que le PIB nominal en dollars est passé de 55 milliards en 2018 à 16,2 milliards en 2023, un effondrement qui a poussé des millions de personnes dans la pauvreté et provoqué une nouvelle vague d’émigration.
Dans ce contexte, la proposition de Souaid de puiser dans les réserves d’or, tout en refusant une restructuration profonde, est une insulte à cette population martyrisée. Vendre l’or ne débloquera pas les dépôts – au mieux, cela offrira une compensation symbolique à une poignée de privilégiés – et ne résoudra ni l’insolvabilité de la BdL ni celle des banques. Pendant ce temps, l’absence de réformes structurelles maintiendra le pays dans un état de dépendance chronique, incapable d’attirer les investissements nécessaires à sa reconstruction après la guerre avec le Hezbollah. Le Growth Lab insiste sur l’urgence de nouveaux moteurs de croissance – agriculture à haute valeur ajoutée, tourisme diversifié, services basés sur le savoir, et exploitation du gaz naturel – pour dépasser un modèle pré-crise obsolète. Souaid, avec son obsession pour la préservation des banques et son rejet du FMI, n’offre aucune vision pour ces secteurs, condamnant les Libanais à une misère prolongée.
Une alternative ignorée : les leçons du Growth Lab
Pour mieux comprendre l’inadéquation de Souaid, comparons sa stratégie à celle du Growth Lab. Ce dernier propose une dollarisation complète pour mettre fin à l’hyperinflation et restaurer la confiance, une mesure adaptée à une économie déjà largement dollarisée de facto (les « lollars » et le cash en dollars dominent les transactions). Il suggère ensuite de convertir 76 milliards de dollars de dépôts bancaires en certificats de restructuration, transférant ainsi le fardeau à l’État, qui devra négocier un « haircut » massif avec ses créanciers dans le cadre d’un programme FMI. Enfin, il appelle à un ajustement fiscal graduel (un surplus primaire de 3 % du PIB d’ici 2030) et à des investissements dans des secteurs porteurs. Cette approche, bien que complexe, offre une sortie de crise cohérente et scientifiquement étayée.
Souaid, lui, n’a ni plan ni vision. Son rejet des réformes du FMI bloque l’accès à 8 milliards de dollars de financements estimés nécessaires pour la reconstruction. Son idée d’utiliser l’or est un gadget populiste qui ne résout rien. Et son alignement avec les banques perpétue un système qui a déjà failli. Face à une crise d’une ampleur historique – pire que celles de la Grèce, de l’Argentine ou de l’Islande –, le Liban ne peut se permettre un gouverneur qui privilégie les intérêts d’une élite sur ceux d’une nation à genoux.
Un refus lucide aurait mieux servi le Liban
Karim Souaid n’incarne pas la réponse aux défis monumentaux du Liban – il en est l’antithèse. Sa proximité avec les lobbies bancaires, son rejet des réformes du FMI, et son projet irresponsable de liquider les réserves d’or dessinent une stratégie myope, dictée par des intérêts étroits plutôt que par l’impératif d’une reconstruction nationale. À l’heure où le pays doit choisir entre une rupture audacieuse et une lente asphyxie, sa nomination résonne comme un écho des échecs passés. Peut-être aurait-il mieux valu qu’un autre type de figure émerge : un homme qui, en pleine conscience de l’ampleur titanesque de la tâche et des inimitiés qu’il susciterait – notamment de la part de l’ABL et de ses alliés –, refuse le poste non par lâcheté, mais par lucidité. Un tel refus, motivé par la reconnaissance des obstacles insurmontables et des ennemis puissants tapis dans l’ombre, aurait témoigné d’une sagesse rare dans un système où l’ambition l’emporte trop souvent sur la raison. En choisissant Souaid, le gouvernement ne fait pas qu’échouer à un test de réforme : il risque de dilapider les dernières bribes d’espoir d’un peuple déjà à bout, laissant le Liban s’enfoncer un peu plus dans l’abîme.