Alors que la guerre fait rage à Gaza, une nouvelle forme de gestion des populations civiles semble émerger : le regroupement forcé dans des zones désignées par l’armée israélienne, à commencer par Rafah. Ces espaces, qualifiés officieusement de « zones humanitaires », concentrent aujourd’hui plus d’un million de déplacés internes. Ce phénomène, loin d’être uniquement humanitaire, interroge la finalité politique et militaire de cette réorganisation territoriale. Le modèle du « ghetto humanitaire » se dessine comme un outil de contrôle stratégique sous couvert d’assistance.
Le concept, qui ne dit pas son nom officiellement, repose sur une logique d’encerclement. Après avoir bombardé et vidé progressivement le nord de la bande de Gaza, les forces israéliennes ont réorienté les flux civils vers le sud. Des zones spécifiques, notamment à Rafah, sont identifiées comme « relativement sûres ». C’est là que sont redirigés les convois d’aide humanitaire, et c’est là aussi que l’armée concentre ses mécanismes de filtrage, d’identification, et de surveillance.
La centralisation de l’aide dans ces espaces crée une dépendance absolue des civils aux canaux décidés unilatéralement par Israël. La distribution des vivres, de l’eau, des soins et des abris se fait sous un régime de contrôle militaire, ce qui transforme l’aide humanitaire en levier de pouvoir. Ceux qui refusent de se déplacer sont privés d’assistance. Ceux qui acceptent sont, de facto, confinés dans un périmètre restreint, dont ils ne peuvent plus sortir librement.
Cette approche est décrite par plusieurs experts comme une stratégie indirecte de déplacement permanent. Elle évite l’expulsion frontale, mais rend la vie ailleurs impossible. En cela, elle rappelle d’autres situations de « regroupements humanitaires » mis en place dans des zones de conflit, notamment en Syrie lors de l’encerclement de Homs, ou dans certaines régions du Soudan pendant la guerre du Darfour.
La nouveauté à Gaza réside dans l’ampleur démographique et logistique du processus. En quelques semaines, plus d’un million de personnes ont été contraintes de s’installer dans un périmètre restreint, sans infrastructures adéquates. Les abris sont surpeuplés, les réseaux d’assainissement sont à l’arrêt, et les hôpitaux fonctionnent en situation de catastrophe permanente.
Ce « ghetto humanitaire » s’accompagne d’un vocabulaire technique : zones de sécurité, regroupements pour distribution, périmètres de neutralité. Mais sur le terrain, les témoignages font état de contrôles draconiens, de files d’attente interminables, et d’un accès filtré aux ressources selon les profils identifiés par l’armée. Les ONG, dans l’incapacité de circuler librement, se retrouvent à opérer dans des conditions dictées par l’occupant militaire.
Le modèle a aussi une portée politique. En concentrant l’attention internationale sur Rafah, Israël renvoie à la communauté internationale la charge de la prise en charge humanitaire. L’État hébreu peut alors revendiquer un respect minimal des règles du droit de la guerre — puisqu’il existe une « zone sûre » — tout en poursuivant son objectif stratégique : vider Gaza de ses structures et de sa population nordique, sans pour autant gérer directement la logistique civile.
Cette externalisation partielle du conflit crée une dynamique où les responsabilités sont diluées. Les États donateurs, les agences de l’ONU et les ONG deviennent les administrateurs indirects d’un espace que l’occupant contrôle sans en assumer publiquement la gestion. Cela permet de maintenir l’illusion d’un cadre de protection, alors même que la précarité, la peur et la dépendance structurent le quotidien.
Sur le plan juridique, cette situation est source de débats intenses. Le droit international humanitaire permet, en cas de nécessité militaire impérieuse, de déplacer temporairement des populations civiles. Mais ces déplacements doivent être limités dans le temps, garantir le retour, et exclure toute forme de punition collective. Or, dans le cas de Gaza, rien n’indique à ce jour que les déplacés puissent regagner leurs foyers à l’avenir. L’absence de toute infrastructure dans le nord, les déclarations politiques israéliennes sur l’avenir de Gaza, et l’ampleur des destructions laissent présager une sédentarisation forcée de ces populations dans les zones désignées.
Ce modèle pose également la question du précédent. Si le regroupement de populations civiles dans des zones humanitaires contrôlées militairement devient une norme tolérée, cela pourrait ouvrir la voie à des dérives dans d’autres conflits. En Afrique, au Caucase, au Moyen-Orient ou en Asie, des régimes pourraient s’inspirer de ce schéma pour contourner les accusations d’expulsion ou de nettoyage ethnique, tout en poursuivant les mêmes objectifs sous une couverture « technique ».
Il faut aussi mesurer les conséquences sociales à long terme d’un tel enfermement territorial. La formation de poches de déplacés surpeuplées, privées d’emploi, d’école, de perspective, alimente un cycle de marginalisation. Ces zones deviennent des foyers potentiels d’instabilité prolongée, avec des risques de radicalisation ou d’explosion sociale.
Les rares voix critiques au sein même de l’establishment sécuritaire israélien s’inquiètent de cette logique. Certains anciens chefs d’état-major mettent en garde contre une situation qui, à défaut de solution politique, fabrique une bombe à retardement. L’illusion du contrôle absolu ne dure jamais longtemps quand elle repose sur la misère d’un million de personnes privées de droits fondamentaux.
Enfin, la perception internationale joue un rôle décisif. Si le modèle du « ghetto humanitaire » est entériné par les puissances occidentales au nom du pragmatisme ou du moindre mal, cela pourrait durablement affaiblir le système de protection humanitaire mondial. C’est une zone grise, ni camp de réfugiés reconnu, ni enclave administrative, ni territoire libéré. C’est un no man’s land humanitaire, où la guerre se poursuit sous une autre forme.