L’industrie audiovisuelle libanaise, longtemps mise à rude épreuve par des crises internes et une concurrence régionale écrasante, connaît un regain d’intérêt significatif, particulièrement visible pendant le mois de Ramadan. Cette période, cruciale pour la télévision dans le monde arabe, voit les séries libanaises regagner du terrain face aux productions égyptiennes, syriennes et turques qui ont dominé le marché pendant des décennies. Diffusées sur des chaînes locales comme LBCI, MTV et Al Jadeed, ainsi que sur des plateformes numériques telles que Shahid, ces séries captent des audiences croissantes. Ce renouveau, bien que fragile, pourrait marquer un tournant pour un secteur qui a dû surmonter des défis économiques, politiques et logistiques majeurs, tout en offrant une chance au Liban de reprendre sa place sur la scène audiovisuelle régionale.
Un passé glorieux éclipsé par la guerre
Le Liban a une histoire télévisuelle riche et pionnière dans le monde arabe. Dès 1959, Télé Liban devient l’une des premières chaînes privées de la région, lançant le pays dans une ère de production audiovisuelle prometteuse. Avant la guerre civile de 1975 à 1990, des séries comme « Abou Melhem » captivaient les spectateurs avec des comédies familiales simples mais efficaces, diffusées bien au-delà des frontières libanaises. Beyrouth, alors surnommée le « Hollywood du Moyen-Orient », était un centre névralgique pour les réalisateurs, scénaristes et acteurs de la région, attirant des talents du Caire à Damas.
La guerre civile a cependant infligé des dommages irréparables. Les infrastructures télévisuelles ont été détruites, les studios bombardés, et une grande partie des professionnels du secteur ont fui vers l’Europe, les États-Unis ou les pays du Golfe. Pendant ces quinze années de conflit, la production s’est effondrée, et le Liban a perdu son statut de leader culturel. À la fin des hostilités, dans les années 1990, le pays a tenté de reconstruire son industrie, mais il n’a jamais retrouvé son éclat d’antan. L’Égypte, avec ses feuilletons sociaux et ses comédies, et la Syrie, avec ses dramas historiques comme « Bab al-Hara », ont pris la tête du marché, notamment pendant Ramadan, laissant les séries libanaises reléguées à des productions secondaires, souvent perçues comme des mélodrames romantiques sans profondeur.
Ramadan : le moment clé de la télévision arabe
Le mois de Ramadan est un rendez-vous incontournable pour la télévision dans le monde arabe. Chaque soir, après l’iftar – le repas de rupture du jeûne – des millions de familles se réunissent devant leurs écrans pour suivre des feuilletons diffusés quotidiennement sur une période de 30 jours. Cette tradition, ancrée depuis des décennies, fait de Ramadan une saison stratégique pour les chaînes et les producteurs, où les audiences atteignent des sommets et les revenus publicitaires explosent. Historiquement, ce créneau a été dominé par des séries égyptiennes comme « Layali Eugenie » ou des productions syriennes comme « Bab al-Hara », qui ont su captiver des spectateurs de Rabat à Riyad.
Ces dernières années, cependant, les séries libanaises ont commencé à renverser la vapeur. En 2023, des titres comme « Al Hayba » et « Lil Mawt » ont marqué un tournant. « Al Hayba », portée par l’acteur Taim Hasan, suit les intrigues d’un clan montagnard impliqué dans des trafics illégaux, mêlant action, drame familial et suspense. Diffusée sur MTV Lebanon et disponible sur la plateforme Shahid, la série a cumulé des millions de vues lors de sa cinquième saison, diffusée pendant Ramadan. De son côté, « Lil Mawt », avec Maguy Bou Ghosn et Daniella Rahme, explore des thèmes audacieux comme la trahison, la vengeance et les relations toxiques, attirant un public jeune et urbain. Ces séries ont non seulement dominé les audiences locales, mais elles ont aussi rivalisé avec les feuilletons turcs doublés en arabe, qui régnaient sur les écrans arabes depuis plus d’une décennie.
Produire au cœur de la crise économique
Produire une série au Liban en 2025 est un exercice d’équilibre face à une crise économique dévastatrice. Depuis 2019, la livre libanaise a perdu plus de 95 % de sa valeur face au dollar, plongeant le pays dans une hyperinflation qui a dépassé les 200 % en 2023. Les coûts de production, bien que modestes par rapport aux standards internationaux, sont devenus prohibitifs dans ce contexte. Louer un lieu de tournage à Beyrouth, par exemple, peut coûter entre 500 et 1 000 dollars par jour, une somme exorbitante pour des équipes fonctionnant avec des budgets serrés. Les salaires des acteurs, bien qu’inférieurs à ceux des stars égyptiennes comme Yousra ou des acteurs turcs, restent une charge lourde dans un pays où le pouvoir d’achat s’est effondré.
À cela s’ajoutent des défis logistiques majeurs. Les pannes d’électricité, qui limitent l’accès au réseau public à deux ou trois heures par jour, obligent les équipes à dépendre de générateurs diesel coûteux. Le carburant, dont le prix a grimpé en flèche, représente une dépense imprévisible. Pourtant, les producteurs libanais ont trouvé des moyens de contourner ces obstacles. Des séries comme « Daweb », diffusée sur LBCI en 2022, ont opté pour des scénarios ancrés dans la réalité quotidienne : l’histoire d’un couple confronté à la crise bancaire a résonné avec des millions de Libanais ayant perdu leurs économies. Les tournages se concentrent souvent sur des décors naturels, comme les villages du Chouf ou les montagnes du Mont-Liban, évitant ainsi les frais exorbitants des studios ou des quartiers privatisés de Beyrouth gérés par des entreprises comme Solidere.
Cette résilience a permis aux séries libanaises de rester compétitives malgré des ressources limitées. Contrairement à l’Égypte, où les productions bénéficient de subventions indirectes via des studios étatiques, ou aux Émirats arabes unis, où les séries sont financées par des fonds pétroliers, le Liban s’appuie presque entièrement sur des investissements privés et des coproductions régionales. Ce modèle, bien que précaire, a donné naissance à des œuvres qui se distinguent par leur authenticité et leur capacité à refléter les luttes actuelles du pays.
Le virage numérique : une révolution silencieuse
L’essor des plateformes de streaming a transformé la donne pour les séries libanaises. Shahid, la plateforme du groupe MBC, est devenue un canal privilégié pour diffuser ces productions à un public panarabe. En 2023, « Al Hayba » a enregistré plus de 10 millions de vues sur Shahid pendant Ramadan, un chiffre impressionnant pour une série locale. Netflix, bien que plus lent à investir dans le contenu arabe, a intégré des séries comme « Dollar » (2019) et « Al Hayba » à son catalogue, permettant de toucher la diaspora libanaise en Europe, en Amérique du Nord et en Australie. Ces plateformes ont élargi la portée des productions libanaises, contournant les limites des chaînes traditionnelles dont l’audience est souvent confinée au marché local.
Un autre avantage du streaming est la liberté créative qu’il offre. Les chaînes libanaises, comme LBCI ou MTV, restent soumises à une censure officieuse exercée par les autorités ou les groupes d’influence politico-religieux. En 2021, une série diffusée sur LBCI a suscité la polémique pour une scène jugée trop explicite, entraînant des pressions pour modifier le contenu. Les plateformes numériques, en revanche, échappent en grande partie à ces contraintes, permettant aux scénaristes d’explorer des sujets tabous – sexualité, corruption, tensions communautaires – avec une audace inédite. Cette liberté a attiré un public plus jeune, notamment les 18-35 ans, qui consomment majoritairement leurs contenus sur smartphones et tablettes plutôt qu’à la télévision.
Les plateformes ont également diversifié les revenus. Alors que les chaînes dépendent des annonceurs, Shahid et Netflix génèrent des abonnements et des partenariats qui financent directement les productions. Cette manne a encouragé des coproductions avec des pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite et les Émirats, qui apportent des fonds supplémentaires tout en élargissant le marché cible. Cette dynamique a permis aux séries libanaises de sortir de leur isolement et de s’imposer comme des concurrentes sérieuses sur la scène régionale.
Une concurrence régionale en perte de vitesse
Pendant des décennies, l’Égypte et la Syrie ont régné sur le marché des séries arabes diffusées pendant Ramadan. L’Égypte excelle dans les comédies sociales et les drames familiaux, avec des productions comme « El Ekhteyar » (2020), qui retrace la vie de figures historiques modernes. La Syrie, quant à elle, s’est spécialisée dans les dramas historiques, « Bab al-Hara » étant un exemple emblématique qui a dominé les audiences pendant plus de dix ans. Mais ces deux puissances ont vu leur influence s’éroder ces dernières années.
La guerre civile syrienne, débutée en 2011, a dévasté son industrie audiovisuelle. Les studios de Damas ont été détruits ou abandonnés, et les réalisateurs et acteurs ont fui en masse. La production syrienne, qui comptait des dizaines de séries par an avant le conflit, s’est réduite à une poignée de projets, souvent réalisés à l’étranger avec des moyens limités. L’Égypte, bien que toujours active, souffre d’une critique récurrente : ses feuilletons, souvent financés par des sponsors conservateurs, manquent d’innovation et recyclent des intrigues usées, perdant ainsi une partie de leur attrait auprès des jeunes générations.
Parallèlement, les séries turques, doublées en arabe, ont connu un boom dans les années 2010, avec des titres comme « Hareem al-Sultan » (Magnificent Century) captivant des millions de spectateurs. Mais leur domination s’essouffle. Le public arabe, lassé par des intrigues parfois répétitives et des doublages de qualité inégale, cherche des alternatives plus proches de sa réalité culturelle. C’est là que le Liban entre en jeu. Des séries comme « Min Ajl Majdi », diffusée sur MTV en 2022, ont su capter l’attention avec une intrigue policière ancrée dans les rues de Beyrouth, offrant un réalisme brut qui contraste avec les décors fastueux des productions turques.
Ce mélange de récits universels – amour, trahison, justice – et de spécificités locales – la crise économique, les tensions communautaires, l’héritage de la guerre – donne aux séries libanaises une saveur unique. Elles parlent directement aux spectateurs libanais tout en restant accessibles à un public régional, notamment dans le Golfe, où les téléspectateurs apprécient leur esthétique soignée et leur ton moderne, influencé par les standards internationaux.
Des audiences en hausse, des revenus qui suivent
Les chiffres confirment ce retour en force. Selon les données d’audience publiées par Ipsos pour Ramadan 2023, « Lil Mawt » s’est classée parmi les séries les plus regardées au Liban, surpassant plusieurs feuilletons turcs diffusés sur LBCI. « Al Hayba », avec ses multiples saisons, reste une valeur sûre, attirant des spectateurs fidèles au Liban, en Arabie saoudite et au Koweït. Les rediffusions de la série continuent de performer, signe d’une popularité durable. Même des productions plus modestes, comme « Beirut City » (2021), ont trouvé leur public grâce à une diffusion sur Shahid.
Ce succès se traduit en retombées économiques. Pendant Ramadan, les spots publicitaires sur les grandes chaînes libanaises se vendent à des prix exorbitants : en 2023, une publicité de 30 secondes sur LBCI ou MTV pouvait atteindre 20 000 dollars en prime time. Les annonceurs, notamment les marques de cosmétiques, de télécommunications comme Zain, et de produits alimentaires, ont flairé le potentiel de ces séries pour toucher un public captif. Les plateformes de streaming, avec leurs modèles d’abonnement, ajoutent une couche de revenus supplémentaires, même si ces gains sont souvent partagés avec des partenaires étrangers.
Les séries libanaises attirent aussi un public jeune, un atout précieux pour les annonceurs. Contrairement aux feuilletons égyptiens, qui ciblent souvent un public familial plus âgé, des séries comme « Lil Mawt » ou « Daweb » parlent aux 18-35 ans, une tranche démographique prisée pour sa consommation de produits technologiques et de mode. Cette capacité à capter l’attention des millennials et de la génération Z, combinée à une diffusion numérique, renforce l’attrait commercial des productions libanaises.
Des défis structurels persistants
Malgré ces avancées, l’industrie audiovisuelle libanaise reste vulnérable. Le financement est un obstacle majeur. Une série de 30 épisodes coûte entre 500 000 et 1 million de dollars, une somme difficile à réunir dans un pays où les investisseurs locaux sont rares et les subventions étatiques inexistantes. Les coproductions avec des pays du Golfe, bien qu’en augmentation, imposent parfois des compromis éditoriaux pour plaire à des audiences plus conservatrices, limitant la liberté créative.
Les talents, eux aussi, sont sous pression. Des acteurs de premier plan comme Cyrine Abdelnour ou Taim Hasan, bien que loyaux à l’industrie locale, reçoivent des offres lucratives des Émirats ou de l’Arabie saoudite, où les salaires peuvent être trois à quatre fois supérieurs. Cette fuite des cerveaux menace la pérennité du secteur, déjà fragilisé par des conditions de travail difficiles. Les tournages sont régulièrement interrompus par des coupures d’électricité ou des pénuries de carburant, obligeant les équipes à improviser dans des délais serrés.
La censure reste un autre frein. Si les plateformes numériques offrent une marge de manœuvre, les chaînes traditionnelles sont surveillées de près. Les sujets politiques ou religieux, omniprésents dans la réalité libanaise, sont souvent édulcorés ou évités pour ne pas froisser les autorités ou les communautés influentes. En 2020, une série sur Al Jadeed a été critiquée pour avoir abordé les tensions sectaires, entraînant des menaces implicites de représailles. Cette autocensure limite l’innovation et empêche les séries libanaises de rivaliser pleinement avec des productions internationales plus audacieuses.
Un avenir prometteur mais incertain
Malgré ces obstacles, l’élan actuel est indéniable. Les écoles de cinéma, comme l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA) à Beyrouth, forment une nouvelle génération de réalisateurs et de scénaristes prêts à relever ces défis. Des figures émergentes, soutenues par des succès comme « Al Hayba », insufflent un vent d’optimisme dans l’industrie. Les jeunes créateurs, habitués aux outils numériques et influencés par des séries internationales sur Netflix ou HBO, apportent une modernité qui manquait aux productions libanaises des années 2000.
Si cet élan se maintient, le Ramadan pourrait redevenir un tremplin durable pour les séries libanaises. Le marché arabe, avec ses 400 millions de spectateurs potentiels, offre un terrain fertile pour exporter ces productions. Déjà, des pays comme le Maroc, la Tunisie et la Jordanie diffusent régulièrement des séries libanaises sur leurs chaînes locales, signe d’un rayonnement croissant. Les coproductions avec le Golfe, bien que contraignantes, apportent des fonds qui pourraient stabiliser l’industrie à long terme.
Ce renouveau pourrait aussi avoir un impact culturel. Les séries libanaises, avec leur capacité à mêler glamour, réalisme et récits ancrés dans l’expérience locale, incarnent une identité unique dans le paysage arabe. Elles offrent une alternative aux feuilletons égyptiens souvent stéréotypés et aux dramas turcs parfois déconnectés des réalités régionales. Si le Liban parvient à surmonter ses défis structurels – financement, censure, exode des talents – il pourrait non seulement reconquérir son public domestique, mais aussi s’imposer comme une force incontournable dans l’audiovisuel arabe, avec Ramadan comme catalyseur principal de cette renaissance.