Dans les élections municipales du Mont-Liban tenues le 4 mai 2025, les circonscriptions d’Aley et du Chouf ont une fois de plus illustré le rôle central joué par les figures druzes dans la régulation du jeu politique local. Historiquement enraciné dans ces régions, le leadership communautaire druze, porté par des notables, des partis et des réseaux familiaux puissants, a façonné une dynamique électorale distincte, fondée sur la concertation, l’équilibre confessionnel et la stabilité sociale. Si la compétition municipale reste marquée par des enjeux locaux, elle est également le miroir de rapports de force politiques plus larges, dans lesquels les figures druzes jouent un rôle d’arbitre, voire de garant.
La tradition de la gestion consensuelle
Dans la majorité des municipalités d’Aley et du Chouf, les élections municipales de 2025 se sont déroulées dans un climat de calme relatif. Contrairement à d’autres circonscriptions du Mont-Liban où la compétition entre partis est vive, ces deux régions ont vu la reconduction de nombreuses listes de consensus. Ce modèle repose sur une pratique désormais bien ancrée : la formation de listes uniques représentant l’ensemble des composantes politiques et communautaires de la localité, souvent validées avant le scrutin par des accords informels.
Cette approche a permis d’éviter des affrontements électoraux directs et de préserver la cohésion sociale, particulièrement dans des zones où la mémoire des conflits passés reste vivace. À Aley comme dans le Haut-Chouf, la stabilité locale est perçue comme un impératif, et la compétition partisane est souvent reléguée au second plan au profit de l’entente entre familles, partis et notables.
Le rôle du Parti socialiste progressiste
Le Parti socialiste progressiste (PSP), bien qu’ayant adopté un profil plus discret ces dernières années, conserve un poids structurant dans la région. À travers ses réseaux municipaux, son implantation dans les syndicats, les coopératives et les instances locales, il agit en catalyseur de la stabilité. Les listes soutenues directement ou indirectement par le PSP ont remporté la majorité des sièges dans les municipalités à forte composante druze.
Mais ce succès n’a pas été construit sur la confrontation. Dans de nombreux cas, le PSP a préféré négocier la composition des listes avec les autres forces locales, y compris avec des indépendants ou des représentants d’autres confessions. Cette stratégie a permis d’installer un climat de gestion partagée, où les décisions municipales s’appuient sur un équilibre plus que sur la domination d’un camp.
L’absence d’hégémonie, un choix stratégique
Contrairement à certaines formations politiques qui visent à imposer leurs candidats dans toutes les localités, les figures druzes de premier plan ont privilégié un modèle de représentation plus souple. L’idée n’est pas de contrôler toutes les municipalités, mais de garantir un climat politique propice à la gestion locale et à la préservation de l’ordre communautaire.
Dans ce cadre, plusieurs personnalités locales de premier plan ont joué le rôle de médiateurs, facilitant les ententes entre groupes rivaux, anticipant les sources de conflit et encourageant la formation de listes consensuelles. Cette capacité à négocier, à désamorcer les tensions et à construire des équilibres durables a renforcé leur légitimité au niveau local.
Aley : un laboratoire d’équilibre
À Aley, les élections ont illustré à quel point la coordination entre les acteurs locaux est poussée. Les listes ont été formées avec soin, en veillant à inclure des représentants des principales familles, des confessions présentes, ainsi que des figures indépendantes reconnues. Cette stratégie a abouti, dans plusieurs cas, à des scrutins non disputés, avec des conseils municipaux élus par acclamation.
Si certains observateurs y voient un déficit démocratique, d’autres soulignent que cette approche reflète une volonté de paix civile et de stabilité institutionnelle. La ville, fortement marquée par les tensions de la guerre civile, reste attachée à un modèle de gestion locale fondé sur l’équilibre, la modération et la concertation.
Le Chouf : entre mémoire historique et projection locale
Dans le Chouf, fief historique du leadership druze, les élections municipales ont pris une dimension symbolique. Les notables locaux, souvent issus de lignées politiques anciennes, continuent de jouer un rôle déterminant dans la constitution des listes. Les alliances se construisent moins sur des critères idéologiques que sur des logiques d’appartenance, de reconnaissance et de service rendu.
Le respect des équilibres communautaires est primordial : les sièges sont répartis selon des quotas tacites, les candidats choisis en fonction de leur capacité à rassembler, et les campagnes se déroulent généralement dans un climat de civilité. Cette approche a permis d’éviter les fractures et de maintenir un haut niveau de participation dans certaines localités.
Une ouverture relative aux forces émergentes
Si la structure traditionnelle du pouvoir local reste solide, on observe toutefois une timide émergence de nouvelles figures dans certains villages du Chouf et d’Aley. De jeunes candidats, souvent sans appartenance partisane marquée, se sont présentés sur des listes mixtes ou indépendantes, portées par une volonté de renouvellement.
Dans quelques cas, ces listes ont obtenu des résultats honorables, sans toutefois renverser l’ordre établi. Leur présence a néanmoins introduit un débat nouveau dans les conseils municipaux : sur la gestion des ressources, la transparence, les priorités de développement. Ce dialogue, bien que limité, témoigne d’une volonté de changement progressif, intégré dans le cadre communautaire existant.
Le modèle druze face à ses limites
Le modèle de gestion consensuelle et d’équilibre communautaire, s’il a assuré la stabilité, présente aussi certaines limites. Il repose largement sur des accords informels, peu transparents, et souvent difficiles à contester. L’absence de compétition réelle empêche l’émergence d’un débat public structuré, d’une reddition de comptes claire, et d’une alternance effective.
De plus, le poids des notables locaux, s’il garantit une certaine continuité, freine aussi l’accès des jeunes, des femmes et des profils nouveaux à la responsabilité politique. Dans plusieurs municipalités, la composition des conseils n’a pas évolué depuis des décennies, et les dynamiques de renouvellement sont faibles.
Une référence pour d’autres régions ?
Malgré ces limites, le modèle de gouvernance locale développé dans les régions druzes est parfois cité comme un exemple de gestion apaisée, particulièrement dans un Liban marqué par la fragmentation et l’instabilité. Le recours au dialogue, la recherche de compromis, et le refus de l’escalade électorale sont autant d’éléments qui pourraient inspirer d’autres régions.
Mais ce modèle ne peut être transposé sans adaptation. Il repose sur une culture politique spécifique, une structure communautaire homogène, et une mémoire collective forgée dans l’expérience du conflit et de la réconciliation. Sa réussite tient autant à ses équilibres internes qu’à son histoire.