L’économie comme realpolitik : la Turquie, premier partenaire commercial de la Syrie

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Georges El Haddad, Université de Lorraine

Politiquement, la Turquie du président Erdogan était en tête des pays les plus enthousiastes à l’idée de renverser le président syrien Bachar El-Assad. Les quartiers ensanglantés d’Alep ont d’ailleurs incarné une terrifiante bataille (2012-2016) entre les deux présidents ; la garnison aleppine a attisé avec cynisme et méthode des belligérants antagonistes des confins de l’oummat, et bien au-delà de cette dernière.

Mais, paradoxalement, les voies commerciales syro-turques se sont forgées au-delà des tensions politiques, religieuses et militaires. Depuis 2011, la part des exportations turques vers la Syrie n’a cessé d’augmenter, accompagnée d’une concurrence sino-turque sur le marché syrien. Depuis 2014, la Turquie a supplanté la Chine et est devenue le premier exportateur vers la Syrie.

La balance commerciale syrienne

Depuis 2011, la guerre, la crise économique et les sanctions européennes ne cessent d’affecter le commerce extérieur syrien, selon la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale. Pendant les cinq premières années de la guerre, selon l’Observatoire de la complexité économique, les importations ont baissé, en moyenne, de 25 % annuellement ; elles sont passées de 19,7 milliards de dollars américains (USD) en 2010 à 4,68 milliards USD en 2015.

Hormis l’économie informelle, la Syrie a exporté l’équivalent de 613 millions USD en 2015, tandis que ses importations étaient de 4,68 milliards. Le solde négatif de la balance commerciale est donc de 4,07 milliards. Ce qui veut dire que l’économie syrienne est de plus en plus dépendante de ses importations.

Paradoxalement, la baisse des exportations et des importations ne se répercute pas sur la balance des paiements. Comment expliquer cette situation ? Les réserves officielles de change ont été utilisées pour financer les importations gouvernementales et pour soutenir le taux de change de la livre syrienne. Ces réserves ont baissé de 22 à 24 milliards USD au début de l’année 2011 à 504,6 millions USD au début de l’année 2017 (ces chiffres sont contestés par la Banque centrale de Syrie, sans qu’elle n’en fournisse d’autres).

La Turquie, premier exportateur vers la Syrie

Avant la guerre, en 2010, la Turquie, la Chine et l’Italie se chargeaient respectivement de 10 %, 9 % et 8 % des importations de la Syrie. Depuis 2012, compte tenu des sanctions imposées par l’UE contre la Syrie, les importations syriennes depuis l’Union européenne (UE) ont fortement diminué. Une concurrence s’est installée entre la Chine et la Turquie pour desservir le marché syrien.

Entre 2011 et 2014, cumulativement, la Chine (5,285 millions USD) était le premier fournisseur de biens pour la Syrie, suivie par la Turquie (4,938 millions USD), la Fédération de Russie (3,461 millions USD) et la Corée du Sud (2,144 millions USD).

Mais, depuis 2014, la Turquie devient le premier exportateur vers la Syrie (26 % des importations syriennes en 2014), au détriment de la Chine (14 % en 2014). Et en 2016, les parts de la Turquie et de la Chine dans les importations syriennes sont respectivement de 30,74 % et 21,26 %. Ce progrès turc est une réalité paradoxale, masquée politiquement, militairement et médiatiquement.

Qu’est-ce que la Syrie importe ?

La Syrie importe principalement pour ses besoins alimentaires (27 % des importations). Si l’économie syrienne ne dépendait pas de l’extérieur quant aux produits alimentaires-agricoles, ce n’est plus le cas aujourd’hui. En effet, son PIB agricole a chuté de près de 60 % entre 2010 et 2015 en valeur réelle. Cela est dû à la difficulté d’accès et à la destruction des terres agricoles, à la carence de ressources énergétiques, à l’impact des sanctions sur les coûts de production et au coût élevé du transport.

Les principales importations syriennes se répartissent ainsi : 15 % de produits végétaux et de légumes, 12 % de produits alimentaires non-agricoles, 12 % de machines, 9,1 % de produits chimiques, 9 % de textiles, 7 % de métaux, 6,4 % de plastique et de caoutchouc et 6,4 % de pièces de rechange et de moyens de transport.

Les exportations syriennes, centrées vers le Proche-Orient

Au cours des cinq premières années de la guerre qui a éclaté en 2011, les exportations syriennes ont diminué de 45 % annuellement, passant de 12,2 milliards USD en 2010 à 613 millions USD en 2015.

Avant la guerre, en 2010, les exportations syriennes se dirigeaient vers l’Irak (29 %), l’Italie (18 %) et l’Allemagne (18 %).

À la suite des sanctions européennes (depuis 2012), de la perte gouvernementale du contrôle de certains territoires de l’est du pays et de l’expansion de « Daesh » dans une partie du territoire irakien, les exportations syriennes se sont dirigées de moins en moins vers l’UE et l’Irak, et de plus en plus vers d’autres pays du Proche-Orient. En 2016, elles se sont réparties ainsi : 17,84 % vers le Liban, 16,62 % vers l’Égypte, 13,05 % vers l’Arabie saoudite, 12,18 % vers la Jordanie et 8,94 % vers la Turquie.

Qu’est-ce que la Syrie exporte ?

Étant donné que le gouvernement a perdu le contrôle des champs pétroliers, la Syrie exporte désormais principalement des produits agricoles (y compris du coton) et des matières premières, des produits intransportables dans le marché intérieur d’un pays de guerre.

La Syrie exporte principalement des produits végétaux et agricoles (43 %), des textiles (13 %), des métaux (6,7 %) et des produits chimiques (6,6 %), métalliques (6,3 %) et alimentaires non-agricoles (4,5 %).

In fine, le bilan commercial de la guerre en Syrie se résume à une baisse des importations et surtout des exportations et aussi à une modification de ses partenaires commerciaux. Paradoxalement, malgré l’étrange disharmonie politique entre la Turquie et la Syrie, cette dernière importe la plus grande partie de ses biens depuis la Turquie et exporte sa production locale vers les pays voisins, dont la Turquie.

Contrairement à l’effet de loupe médiatique posé sur les relations commerciales syro-russes et syro-iraniennes, celles-ci restent modestes par rapport au commerce syro-turc. La Russie représente 1,51 % des exportations et 4,23 % des importations syriennes ; quant à l’Iran, il représente moins de 0.7 % des exportations et des importations syriennes.

Stricto sensu concernant l’économie formelle, on constate que le partenariat commercial syro-turc s’impose comme une réalité aussi intéressante que méconnue. Concernant la politique, chacun des deux présidents, turque et syrien, a su insidieusement conserver son pouvoir. Au-delà des antagonismes politiques, l’économie pourrait-elle réconcilier les deux hommes et les deux pays ?

The Conversation

L’avenir est certes obéré, mais l’économie est à la realpolitik ce que le mariage civil est au mariage religieux : légèrement au-delà d’un pastiche et légèrement en deçà d’une copie.

Georges El Haddad, Doctorant en Sciences Economiques (économie, politique et religion) au BETA (UMR CNRS 7522) et chargé d’enseignement à la Faculté de Droit, Sciences Economiques et Gestion de Nancy et à l’Institut Supérieur d’Administration et de Management (ISAM-IAE), Université de Lorraine

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

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