Lettre ouverte au Président de la République libanaise, Michel Aoun

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Monsieur le Président de la République Libanaise,

Suite à la visite au Liban de la candidate aux élections présidentielles en France, Mme Marine le Pen, et au déchaînement des libanais sur les réseaux sociaux en réponse à son coup médiatique refusant le port d’une écharpe en présence du Mufti de la République, je prends ma plume pour vous adresser ma lettre ouverte.

Nous avons pris l’habitude d’assister aux lynchages divers, pour tout et rien et surtout quand ce sont des questions « diverses », « superficielles », « anodines »… Tout est sujet de discorde, de polémique, de déchaînement et de haine… Le défoulement des libanais n’a pas de limite…

Je m’adresse à vous cher Président en tant que haute autorité de la République Libanaise, en tant que Président de tous les libanais, au dessus de tous les Pouvoirs…

Ce qui m’inquiète M. le Président, c’est le fond du problème ainsi que sa forme. Quand je lis les commentaires de mes compatriotes, pour ou contre, je m’inquiète de ce manque de soutien à vos institutions, à vos valeurs et à vos symboles en tant que Président de tous les libanais.

Quand je lis les commentaires de certains accusant « Aoun » de « l’avoir invitée » ; que ce sont les «Aounistes du Liban qui voteraient pour Marine Le Pen » ; ou les autres commentaires déversant leur haine sur les musulmans du pays, jusqu’à écrire que « le Liban est pour les chrétiens » ; ou justifiant le refus du port du voile face au Mufti selon le protocole de Dar El-Fatwa, prétendant que « c’est normal qu’on se couvre la tête face au Pape mais pas face à un Mufti »…, je ne sais s’il faut en rire ou en pleurer, mais il y a une chose sûre, c’est qu’on est loin de cet amour propre ou cette unicité qu’on pu garder les libanais face au respect de nos institutions et nos symboles d’entente islamo-chrétienne condition siné quanon pour ce vivre-ensemble, ce que d’autres sociétés et pays ne savent pas faire, en dépit de toute la complexité que cela engendre à la société Libanaise.

Ce que j’ai de commun avec vous M. le Président de la République Libanaise, c’est l’adhésion en tant que citoyenne aux principes de l’Etat indépendant du Liban, même si l’écart et le fossé sont énormes entre vous et moi. Que je sois française ou libanaise, ces principes me guident au quotidien… Chaque société a ses repères identitaires et le respect de ces repères forme le cadre et les limites de chacun de nous où que l’on soit. Tout comme nous ne pouvons pas bafouer les institutions en France, ce que réclame Mme le Pen dans ses discours, nous ne pouvons pas admettre les affronts lancés à nos institutions au Liban.

Ce que j’ai de commun avec vous M. le Président de la République Libanaise, c’est cette expérience d’exil qu’on a connu nous libanais, même si entre votre expérience à vous et la mienne, il y a une énorme différence, mais la base de la question reste la même : nous avons en tant que citoyens vécu la douleur de s’arracher à notre terre natal ; et vivant en France ou dans un autre pays, nous avons maintenu notre éducation initiale, à savoir, le respect des institutions et leurs symboles. Si vous, vous y êtes retourné et vous voilà aux commandes et à la tête de l’Etat Libanais, moi je suis restée en France, mes racines se sont développées en terre de paix, d’accueil et de démocratie.

Le nombre d’années que j’ai passé en France, mon pays aussi, celui des mes enfants, dépasse largement le nombre d’années que j’ai vécu au Liban… Mais ce n’est pas pour autant que je suis détachée de mes origines : on est l’adulte d’aujourd’hui de ce qu’était, en nous, l’enfant d’hier. A cela s’ajoute le travail qui se fait tout au long des années gravant en nous ce passé qui nous colle à la peau, apprenant à vivre avec nos blessures et développant nos capacités grâce au pays d’accueil et ses institutions.

Je suis venue en France, en 1984, en quête d’études et de réussite dans l’espoir de retourner au Liban enseigner dans nos facultés libanaises. Fuyant la guerre et son drame, ma personnalité s’est forgée dans cette France qui m’a aidée à rebondir et à réussir.

Ma façon d’être dans le respect de l’autre et celui des symboles étatiques, je l’ai puisée de mes enseignements encore toute jeune au Liban. C’est ainsi que j’ai pu m’adapter et me développer en terre inconnue où j’ai été seule sans ma famille et sans mes repères…

Ce n’est pas un hasard que la communauté libanaise en France soit une communauté active et bien intégrée, notre socle d’éducation était bien solide. Les Libanais de France, mes compatriotes franco-Libanais, forment une communauté respectueuse, active, intégrée, investie et sans problèmes ; qu’ils soient musulmans ou chrétiens, la laïcité de la France nous libère d’un poids lourd et nous sommes tous égaux et avons l’obligation et la conviction de respecter le sol sur lequel on vit. Je fais partie de cette «génération flambeau», cette génération qui a connu le Liban avant et après guerre, qui a été éduquée sur les principes du respect de nos symboles étatiques toutes communautés confondues.

Ce qui me touche dans le coup médiatique provocateur et préméditée par Mme Marine le Pen, c’est cet affront lancé sur le sol libanais en message à ses électeurs Français : Je suis venue voir les chrétiens du Liban et je me contre-fiche des musulmans, est-ce bien le message qu’elle a voulu nous donner ?

Ce qui m’inquiète ce n’est pas la candidate, elle fait bien son travail et s’y connaît bien. Contrairement à ce que certaines presses affichaient sur le succès de sa visite au Liban, Mme le Pen, a démontré son incapacité à respecter le protocole de son pays hôte. Même si certains considèrent que son acte «héroïque et courageux», refusant le port de l’écharpe face au Mufti, sous prétexte que le voile est une soumission, Mme Le Pen, a lancé un message fort aux Libanais qu’on l’admette ou pas.

Ce qui m’inquiète M. le Président, c’est le déchaînement de vos compatriotes et l’absence d’un mot de votre part en tant que chef d’Etat,Président de tous les libanais, qui doit rappeler à tout étranger, diplomate, politicien ou autre, le respect des symboles de nos instituions…

Depuis bien longtemps, le Pays du Cèdre a appris à vivre avec ses communautés diverses (plus de 17 communautés religieuses y vivent avec leurs pratiques et leurs institutions) dans le respect et l’équilibre entre toutes ses religions ; et si en France on fait face à la montée islamique et au déni des symboles religieux et aux origines chrétiennes de la France, c’est que la société française, contrairement à la société libanaise, est laïque et la séparation des pouvoirs religieux et des pouvoirs étatiques sont de fait. Ce qui n’est pas le cas du Liban et le protocole libanais est bien fait dans la mesure où il veille aux respects de ces institutions par la répartition des rendez-vous accordés ; à la tête de ces institutions se trouvent aussi les représentants politiques et religieux du Liban.

Ne pas défendre ces valeurs et ces symboles du vivre-ensemble est en soi un affront au pays du Cèdres.

Si sur le fond de son programme en tant que candidate de l’extrême droite aux élections présidentielles de 2017, Mme le Pen défend les « valeurs françaises » et demandent à tous les français d’origine étrangère de se soumettre aux codes de cette France, il n’y pas raison pour que les libanais applaudissent et saluent son affront comme un acte héroïque…

Si sur le fond de son programme, et en tant que Française, je peux lui donner raison sur certains détails, je ne peux pas occulter d’autres détails excessifs et injustes. Rien qu’un exemple sur le thème de la double nationalité, Mme le Pen ou ses conseillers se sont déjugés publiquement sur le sol libanais, défendant son point de vue sur la double nationalité que portent certains français d’origine étrangère, allant jusqu’à dire qu’il pourrait y avoir un accord signé pour garder cette double nationalité aux chrétiens libanais…

Vous, en tant que Président de tous les libanais, pouvez-vous rester neutre vis-à-vis de ce genre de déclaration ? Les musulmans du Liban ne font pas partie intégrante de cette citoyenneté libanaise ? N’y-t-il pas parmi eux des porteurs, tout comme les chrétiens, de la double nationalité ?

Quant aux accusations portées sur les « Aounistes » disant sur les réseaux sociaux « que se sont eux qui voteraient pour Mme le Pen », faisant le lien entre vous et votre amitié à M. le Pen (le père), je ne peux que réfuter ce genre de paroles, même si je ne me sens pas concernée… Certes, je ne suis pas «aouniste» ni autre d’ailleurs ; je n’ai jamais voulu faire partie d’un clan politique libanais, justement pour ne pas être avec ou contre, tellement le déchaînement des partisans entre eux, dépassait largement le cadre démocratique.

Que je sois française ou libanaise, j’ai toujours fait allégeance aux symboles de l’Etat, siège présidentielle et son armée… Et c’est dans la suite de cette allégeance que je considère que les paramètres identitaires (et leurs symboles) de chaque société devraient rester au dessus de toute polémique ou manque de respect.

Non, Monsieur le Président, je ne considère pas que le geste de Mme Le Pen fut un acte héroïque ou un message fort pour la liberté de la femme, je le considère plutôt comme un affront à notre vivre-ensemble.

Pour tout ce que je viens de vous écrire, je sollicite de votre part, une déclaration, un tweet ou un message, défendant vos instituions toutes catégories confondues, défendant vos citoyens toutes religions confondues et j’attends de vous une réponse d’un Chef d’Etat, Président de tous les libanais, à son hôte …Un mot de regret peut-être mais sûrement un mot de rappel à l’ordre, de vous en tant Président de tous les libanais.

En dernier, pour ceux qui voudraient me prêter une mauvaise intention ou m’accusant, en faisant divertissement plutôt que s’intéressant sur le fond de ma lettre, je les rassure en leur disant publiquement et personnellement, que je ne suis pas pour le port du voile, que je ne défends en aucun cas le port du voile, que je suis fermement contre et mes écrits le prouvent, suis-je pas l’auteure de l’article au titre choc et provoquant : « Burkini en terre laïque et string en terre musulmane » ?

JCSM

Jinane Chaker Sultani Milelli
Jinane Chaker-Sultani Milelli est une éditrice et auteur franco-libanaise. Née à Beyrouth, Jinane Chaker-Sultani Milelli a fait ses études supérieures en France. Sociologue de formation [pédagogie et sciences de l’éducation] et titulaire d’un doctorat PHD [janvier 1990], en Anthropologie, Ethnologie politique et Sciences des Religions, elle s’oriente vers le management stratégique des ressources humaines [diplôme d’ingénieur et doctorat 3e cycle en 1994] puis s’affirme dans la méthodologie de prise de décision en management par construction de projet [1998].

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