Mar Mema

659

La montagne est rongée de maisons comme un chancre. Le dernier potier est mort. Faouzi allait en mars recueillir sa glaise. Ce mois ne sera plus qu’un rendez-vous manqué.

Mais le mont Sannine a recouvré ses neiges et, l’Epiphanie passée, je viens voir si la nuit a tenu sa promesse, si la pâte a poussé.

L’avenir se tait, dystopique en Europe, qu’à l’aveugle nous suivons. Ignorant que le progrès file un mauvais coton. Au Liban, nous sommes riches d’être peu développés.
« Jouer le jeu » qu’ils disent. Mais qui écrit les règles ?
« Il faut croire en la science ». Justement. Condamnés à jouer les Cassandre dans un monde qui s’en fout.

J’ai dit : Marchons dans tes ruelles. Agrippée à mon bras, elle trouve que tout change tous les mois, les semaines. Un parc délaissé, à la Vierge, mène nos pas. Dans la ville désertée, j’étais aussi dépaysée qu’elle.

A mon réveil pourtant, le monde était plus vaste et le ciel moins bas. L’air qu’on respire ne nous était pas compté.

A Bhamdoun parée de son manteau de neige, une boutique proposait mélasse de raisin et dates confites aux amandes, piquées par un clou de girofle.
De retour, au couchant, la montagne miroitait comme une pierre de silex.

Ils veulent faire de nous des objets sans âme. Des objets connectés, mais en ce deux février, à la messe des Filles de la Charité, il y avait plus de religieux que de fidèles.
Deux disciplines, ici, que nous maîtrisons : la bonne chère et la foi. Avec les variations du change, il faut compter les maths.

Les vieux ignorent notre espace-temps. Nous baignions tous les trois dans une demi-pénombre. Depuis combien de temps ? Silencieux et figés, couchés comme des gisants sous un lustre aux larmes bleues. Depuis longtemps déjà, le programme à la télé s’était éteint tout seul. Seul un raclement de gorge rompait le silence par moments quand, dans un brusque claquement, une panne d’électricité a éteint lustre, clim et télé, nous plongeant dans le noir.

On peut écrire partout, mais certains lieux inspirent. Ce pays, qui embaume l’encens, a purgé sa peine, indéniablement. Il a bu sa coupe jusqu’à la lie. Les mois prochains, ici, viendra une embellie.

Les routiers philosophent et rédigent leur texte à l’arrière du camion.
Les rues sont jonchées de détritus.
Dans la ville anarchique, les murs bourgeonnent de splits. Mais j’ai appris à me méfier du papier glacé et des aspects trop lisses.

Écoute ma fille, toi, le prolongement de moi-même. Un jour prochain, ta fille mettra ma robe de baptême et nous irons à Bentaël, où ton aïeul officiait. Par les terrasses de roses et d’oliviers, ceintes par le bleu de la mer, nous irons à Mar Mema où il est enterré.
A ta grand-mère, je conte l’histoire qu’elle me contait. Avec moins de talent. Maintenant que le monde, pour elle, est devenu trop grand.

Un monde commence, l’autre disparaît.
Ici, les mois prochains, viendra une embellie.
Ils veulent faire de nous des objets sans âme. Mais ne peuvent qu’attiser le feu qui nous anime. Des objets connectés. Mais l’avenir de l’homme ne sera qu’humain.

Nada Bejjani Raad
Née au Liban, Nada Bejjani Raad est architecte et pratique son métier en France depuis 1989. Contributrice régulière dans la presse francophone, bloggeuse à l’Agenda Culturel, elle est l’auteur du roman Le jour où l’agave crie.

Un commentaire?