Je t’avais connu la première fois en 78. Les syriens tentaient d’envahir Achrafieh, le petit village d’irréductibles Libanais. Toute la population était mobilisée, des plus jeunes aux plus âgés. Comme tu aimais le répéter : « nous n’aurions jamais gagné si la population ne nous avait pas aidé et n’avait pas résisté avec nous ».

Pour moi, plus jeune de dix ans, comme pour beaucoup, tu étais un super héros. Après les longues nuits de pilonnage au 240 mm syrien, sans électricité, sans eau courante, on se réveillait pour te voir traverser Achrafieh de long en large pour inspecter les barricades et les dégâts.

C’était le temps de la résistance libanaise, ni islamique, ni chrétienne. Ce temps où le Liban était – comme nous l’avons écrit ensemble – la première ligne de défense contre le fanatisme et l’extrémisme.

Après Bachir et tous tes amis tombés pendant ou après la guerre, tu représentais ce qui reste de noble dans un monde ruiné par les compromis et le manque total de principes.

Nous nous sommes rencontrés après les élections de 2009, chez un ami commun, Chahine Fayad. Nous avons discuté ensemble et c’était le début d’une longue relation de dix ans où j’étais l’un de tes conseillers.

Après le Héros, j’ai connu l’Homme, le père de famille, l’ami. Tu étais cet homme incroyablement généreux et discret et lorsque je te disais qu’on ne pouvait pas communiquer si tu refusais tout le temps de raconter tes exploits ou te laisser photographier, tu faisais des promesses qu’on savait tous les deux que tu ne tiendrais pas. Il fallait te voler les quelques photos qu’on publiait sur les réseaux sociaux. Pourtant, les occasions ne manquaient pas. Tu n’étais jamais loin de l’action, jamais loin des gens, jamais loin de tes amis.

J’ai appris à connaitre l’homme cultivé, réfléchi, stoïque, sage, que tu étais. Cet homme qui aimait fredonner des chansons françaises lorsqu’il se retirait pour cinq minutes d’une réunion.Malgré toute l’horreur qui nous entourait, bien pire que celles de la guerre, je ne t’ai pas entendu une seule fois dire du mal de personne. Même pas de tes ennemis. Nous n’étions pas d’accord sur la stratégie à suivre pour les élections et j’avais essayé de te convaincre, graphes, formules et simulateurs à l’appui, de choisir une autre voie. Peut-être que mon échec à te convaincre t’a épargné de te retrouver dans ce nid de vipères qui ne te ressemblent pas. Dieu a peut-être choisi que tu nous quittes « grand », comme tu as toujours vécu.

Je t’ai supplié à maintes reprises de me raconter ton histoire et de me laisser l’écrire. Ta discrétion et ta modestie auront eu raison de moi. Je ne garde que les quelques brides de souvenirs que tu as bien voulu partager avec moi et tes amis.Je garde aussi les déjeuners annuels à Bkassine, les moments de joie, de tristesse, de déception de ces dix années…Je garde surtout ces moments extrêmement rares où tu passais chez moi pour me parler en tête à tête. Même pendant ces instants, tu t’exprimais avec réserve et mesurais chaque mot.

Tu me répétais continuellement cette phrase de Voltaire, « Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge ! », et tu avais raison. On ne peut vaincre un héros qu’en le frappant par derrière, comme l’a fait ce maudit virus.

Les 6,319 photos collectées de tes archives familiales par Rayssa et de tes années de combat par Georges Eid, de ta plus tendre jeunesse, aux années de scoutisme, à la guerre, aux voyages, aux pèlerinages, et, plus récemment de combat politique pour Achrafieh, pour sa mémoire et pour ses martyrs, à ta merveilleuse famille, témoignent de ta vie riche, intense et bien remplie.

Tu laisses derrière toi ta légende et la reconnaissance de tous ceux dont tu as conquis le cœur. Tu as rejoint tes amis qui ont quitté avant toi, pendant la guerre ou pendant la paix et, tout dernièrement, tes amis perdus pendant cette année maudite : Joseph Zayek, Jocelyne Khoueiry, Nazo…

Ce texte, nous ne le travaillerons pas ensemble. Il restera à jamais incomplet, imprécis, sans toi, comme ce Liban que nous avons rêvé. Adieu mon ami.

Le vide que tu laisses ne sera jamais rempli.

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