Une alimentation électrique devenue exceptionnelle
Au Liban, l’électricité est devenue un bien rare. Dans de nombreuses régions, la production quotidienne ne dépasse pas les trois à quatre heures de courant, une situation qui n’est plus considérée comme une anomalie, mais comme une norme. Les habitants organisent leur quotidien autour de cette discontinuité. Chaque journée est rythmée par les heures où le courant est disponible, rendant toute planification incertaine.
La crise énergétique actuelle résulte de l’effondrement progressif d’un secteur public déjà vulnérable depuis des décennies. La vétusté des infrastructures, l’absence d’investissement, les dettes accumulées d’Électricité du Liban (EDL), et la dépendance à des sources de carburant importées sans vision stratégique ont conduit à un point de non-retour.
Les délestages, autrefois ponctuels, sont désormais structurels. Même les zones urbaines bénéficient de moins de six heures d’alimentation, tandis que certaines zones rurales passent plusieurs jours sans électricité. Face à cela, les citoyens ne peuvent que s’adapter, souvent au prix de sacrifices importants.
Générateurs privés : une solution inégale et polluante
Pour pallier les défaillances du réseau public, une économie parallèle s’est développée : celle des générateurs privés. Chaque quartier, chaque immeuble, voire chaque famille, tente d’assurer une autonomie énergétique minimale grâce à ces dispositifs coûteux. L’abonnement mensuel à un générateur peut dépasser les 100 dollars, un montant insupportable pour une majorité de la population.
Outre leur coût, ces générateurs ont un coût environnemental et sanitaire. Ils dégagent des fumées épaisses, produisent un bruit continu et encombrent les rues étroites. Ils fonctionnent souvent sans contrôle technique, utilisant du carburant de mauvaise qualité, aggravant la pollution atmosphérique.
De plus, cette solution de fortune renforce les inégalités. Les familles les plus pauvres, incapables de payer ces abonnements, vivent sans réfrigérateur, sans lumière fiable, sans accès continu à Internet ou à la climatisation. Elles subissent ainsi une double peine : l’absence de service public et l’impossibilité d’accéder au service privé de substitution.
L’électricité, un fardeau économique pour les foyers
Dans ce contexte, le poids de la dépense énergétique dans le budget des ménages est devenu insupportable. Selon les données disponibles, jusqu’à 40 % des dépenses mensuelles peuvent être consacrées à l’électricité pour les foyers les plus modestes. Ce poste budgétaire dépasse désormais l’alimentation, les transports ou même l’éducation.
Cette pression financière conduit à des arbitrages douloureux : renoncer à l’électroménager, limiter le chauffage en hiver, réduire l’usage des appareils électroniques ou restreindre l’usage de l’eau chaude. Certains foyers recourent à des prêts familiaux ou à des économies de long terme pour payer leurs factures de générateur.
L’impact se fait sentir jusque dans la santé mentale : les familles vivent dans un stress permanent, dépendantes d’un courant intermittent, sans pouvoir anticiper ni organiser sereinement leur quotidien.
Un ministère de l’Énergie sans plan, sans calendrier, sans solution
Dans ce contexte de crise prolongée, le ministère de l’Énergie n’a annoncé aucun plan clair. Aucun calendrier n’a été publié pour une augmentation de la production. Aucun accord d’approvisionnement énergétique n’a été finalisé. Les promesses de diversification du mix énergétique ou de développement des énergies renouvelables sont restées sans effet.
Cette inertie est d’autant plus choquante que le Liban bénéficie encore d’un fort potentiel solaire et éolien. Des projets pilotes existent, mais ils restent marginaux et ne bénéficient d’aucun appui étatique sérieux. L’électricité solaire, en plein essor chez les ménages autonomes, ne remplace pas une politique publique de transition énergétique.
Les contrats internationaux, souvent bloqués par des jeux d’intérêts ou des conflits politiques, ne parviennent pas à sortir de l’impasse. L’administration publique, minée par les divisions internes et la méfiance généralisée, semble incapable d’offrir une perspective.
La temporalité de la pénurie : vivre en attente
Au Liban, l’attente est devenue une routine : attendre l’eau, attendre l’électricité, attendre le carburant. Cette attente structure la vie quotidienne. Les habitants modifient leurs habitudes pour s’aligner sur les horaires d’alimentation électrique : faire la lessive à l’aube, cuisiner en décalé, recharger les appareils pendant une brève fenêtre.
Ce mode de vie n’est pas seulement contraignant, il transforme la perception du temps. Le temps n’est plus une ressource libre, mais une contrainte logistique. Il faut organiser les rendez-vous, le travail à domicile, l’éducation des enfants, autour de l’arrivée du courant. L’État, absent, laisse la société improviser avec des outils précaires.
Cette « temporalité de la pénurie » a aussi des effets sociaux. Elle accentue les frustrations, les conflits domestiques, la lassitude collective. Le sentiment d’abandon grandit, dans un pays où l’accès à une ressource aussi basique que l’électricité reste un luxe.
Des conséquences sur la santé, l’éducation et le travail
Les effets secondaires de cette crise énergétique sont multiples. Dans les hôpitaux, la rareté de l’électricité complique la conservation des médicaments, le fonctionnement des équipements et les soins d’urgence. Les écoles peinent à assurer une continuité pédagogique, en particulier celles qui dépendent du numérique ou qui doivent chauffer les salles en hiver.
Le télétravail, pourtant vital pour de nombreux Libanais expatriés ou pigistes, devient difficilement tenable. Les coupures de courant empêchent une connexion stable, l’usage prolongé des ordinateurs, ou les réunions virtuelles. Les commerces, eux, perdent clients et stocks : les produits périssables sont jetés, les vitrines restent éteintes.
L’économie de service, les startups ou les professions libérales, autrefois moteurs de résilience, voient leurs performances s’effondrer. Le secteur informel, incapable d’investir dans des solutions alternatives, se rabat sur des systèmes archaïques.