Depuis plusieurs années, l’idée de l’instauration d’un émirat islamique sunnite ou d’un régime fondé sur la « wilaya al-faqih » chiite est brandie par des groupes au Liban. Cependant, une analyse minutieuse des réalités politiques, sociétales, et constitutionnelles libanaises montre que ces scénarios sont irréalisables. Au-delà des préoccupations exprimées par certains, ces discours sont souvent exploités pour des raisons partisanes, tant par les démagogues chiites et sunnites que par certains acteurs chrétiens.
Ces derniers agitent cette menace plus pour susciter la peur et mobiliser leur base que sur la base d’une analyse rationnelle des faits.
1. Le Mythe de l’Émirat Islamique Sunnite
L’idée de la création d’un émirat islamique sunnite au Liban a été popularisée par des groupes extrémistes comme Fatah al-Islam et Daesh, dont les idéologies sont profondément enracinées dans une interprétation radicale de l’islam sunnite. Ces groupes, bien qu’ils aient tenté de s’implanter au Liban, notamment lors de la bataille de Nahr al-Bared en 2007, ont échoué à établir une quelconque base solide. Leur projet d’émirat islamique n’a jamais trouvé d’écho significatif au sein de la population libanaise.
Le politologue libanais Ziad Majed explique que « l’idée d’un émirat islamique au Liban est déconnectée des réalités sociopolitiques du pays. Le Liban est un État multiconfessionnel où aucune communauté ne peut dominer l’ensemble. Même parmi les sunnites, l’idée d’un régime islamique radical est largement rejetée ». Les sunnites libanais, qui représentent environ 27 % de la population, sont profondément ancrés dans le système confessionnel libanais, un système qui leur garantit une part du pouvoir au niveau gouvernemental. Ce système, bien qu’imparfait, est perçu par la majorité des sunnites comme un mécanisme de protection contre l’hégémonie d’une autre communauté, plutôt que comme un obstacle à l’établissement d’un émirat.
Le grand mufti de la République libanaise, Abdellatif Deriane, a toujours prôné un islam modéré et a fermement rejeté les appels à la radicalisation. Il a déclaré que « l’unité nationale et le respect des diversités confessionnelles sont des principes essentiels pour la stabilité du Liban », et que toute tentative de division au nom de l’islam radical « mènerait le pays à la ruine ».
2. La « Wilaya al-Faqih » : Un Concept Étranger au Liban
Du côté chiite, l’idée de la « wilaya al-faqih », concept théocratique développé par l’ayatollah Khomeini en Iran, est promue par certains milieux liés au Hezbollah. Ce concept implique la domination d’un juriste-théologien (faqih) sur la vie politique et religieuse, conférant à une figure religieuse (le Guide Suprême en Iran) un pouvoir absolu. Bien que cette idéologie soit soutenue par le Hezbollah et certains de ses alliés, elle reste largement rejetée par les autres composantes de la société libanaise, et même au sein de la communauté chiite, des voix s’élèvent contre une application stricte de ce modèle au Liban.
Le professeur Hilal Khashan, spécialiste des affaires libanaises et du Moyen-Orient, souligne que « le Liban n’a ni les caractéristiques démographiques ni les structures politiques qui permettraient l’application de la wilaya al-faqih. Les chiites ne représentent pas la majorité de la population, et même au sein de la communauté chiite, beaucoup préfèrent un système plus laïc et moins dépendant du clergé religieux ». En effet, plusieurs figures chiites, dont l’imam Moussa Sadr avant sa disparition, ont toujours mis en avant l’importance de la cohabitation confessionnelle et de la tolérance, refusant un modèle théocratique.
Par ailleurs, l’adoption de la wilaya al-faqih en Iran s’est faite dans un contexte révolutionnaire spécifique à la fin des années 1970, après la chute du régime du Shah. Le Liban, avec son histoire complexe de guerre civile, d’intervention étrangère, et d’équilibre confessionnel, ne présente pas les mêmes dynamiques qui ont permis l’établissement d’un tel régime en Iran. L’historien et politologue français Olivier Roy note que « la wilaya al-faqih est avant tout un modèle iranien, qui ne s’applique pas naturellement aux autres sociétés chiites, surtout dans un contexte pluriconfessionnel comme celui du Liban ».
3. Les Freins Institutionnels et Internationaux
Le système politique libanais repose sur un équilibre confessionnel unique au monde. La Constitution libanaise, dans son article 24, stipule que le Parlement doit être composé à parts égales de chrétiens et de musulmans. Cette disposition empêche de facto qu’une confession puisse dominer politiquement les autres, un rempart solide contre toute tentative d’imposition d’un modèle théocratique. De plus, la présidence de la République est réservée à un chrétien maronite, la présidence du Parlement à un chiite, et celle du Conseil des ministres à un sunnite. Ce système de partage des pouvoirs, bien qu’il soit critiqué pour son inefficacité et son caractère figé, constitue un obstacle majeur à toute tentative de prise de contrôle par une seule communauté.
À cela s’ajoutent les pressions internationales. Le Liban, en tant que pièce centrale de l’échiquier géopolitique du Moyen-Orient, est surveillé de près par des puissances comme les États-Unis, la France, l’Arabie saoudite, et l’Iran. Bien que l’Iran soutienne le Hezbollah, son principal allié au Liban, les autres puissances régionales et internationales s’opposent fermement à l’idée d’un Liban dominé par une seule faction religieuse. Cela se traduit par une aide financière, militaire, et diplomatique visant à stabiliser le pays et à prévenir toute dérive théocratique.
4. La Menace Agitée par Certains Acteurs Chrétiens
Du côté chrétien, la menace de la mise en place d’un émirat islamique ou de la « wilaya al-faqih » est régulièrement évoquée dans les discours politiques pour des raisons purement partisanes. Cette rhétorique alarmiste est souvent utilisée pour mobiliser la communauté chrétienne autour de la défense de ses droits et de son identité, dans un contexte où la perception d’une diminution du poids politique chrétien est répandue. Cependant, ce discours n’est pas fondé sur une analyse rationnelle des réalités du terrain, mais plutôt sur une volonté de susciter la peur pour maintenir une base électorale fidèle.
Le politologue Fadia Kiwan note que « la peur de la domination musulmane, qu’elle soit sunnite ou chiite, est un thème récurrent dans le discours de certains leaders chrétiens, notamment en période électorale. Il s’agit d’un moyen de rassembler les électeurs autour d’une vision protectionniste de la communauté chrétienne, plutôt que de réfléchir à des solutions constructives pour renforcer le vivre-ensemble ». Ce type de discours trouve son écho dans des formations politiques comme les Forces Libanaises ou le Courant Patriotique Libre, qui, tout en s’opposant au Hezbollah et à ses alliés, utilisent parfois cette menace pour justifier une ligne dure et nationaliste.
Le politologue libanais Joseph Bahout a écrit que « le discours sur la menace d’un émirat islamique ou d’une wilaya al-faqih au Liban est un outil de mobilisation politique. Les leaders chrétiens, notamment au sein des Forces Libanaises et du Courant Patriotique Libre, jouent sur cette peur pour renforcer leur pouvoir au sein de la communauté chrétienne ». Cette manipulation de la menace islamiste permet à ces partis de justifier des positions intransigeantes, notamment à l’encontre du Hezbollah et de ses alliés chiites, tout en évitant de se confronter aux véritables défis internes du Liban, tels que la corruption, la crise économique, et la désintégration des institutions publiques.
Cette instrumentalisation de la peur nuit au débat public, car elle obscurcit les véritables enjeux du Liban, tels que la corruption, la crise économique, et la dégradation des institutions. Elle empêche également une réflexion profonde sur les moyens et n débat constructif visant à réformer le système politique pour qu’il soit plus inclusif, moins confessionnel, et plus adapté aux défis du XXIe siècle.
En effet, ce discours de peur a pour effet pervers de renforcer les divisions confessionnelles au Liban, exacerbant les tensions entre les différentes communautés et détournant l’attention des véritables enjeux nationaux.
5. Le Rejet Populaire des Modèles Théocratiques
Au-delà des discours politiques, la société civile libanaise a montré à plusieurs reprises qu’elle rejette massivement l’idée d’un régime théocratique, qu’il soit sunnite ou chiite. Les manifestations d’octobre 2019, qui ont réuni des Libanais de toutes confessions et de toutes régions, ont clairement exprimé une volonté de réformes structurelles, basées sur des principes de justice sociale, de transparence, et de laïcité. La jeunesse libanaise, en particulier, rejette les divisions confessionnelles héritées du passé et aspire à un avenir où la citoyenneté l’emporte sur l’appartenance religieuse.
Comme l’explique l’anthropologue et historienne Nadine Machikyan, « la nouvelle génération de Libanais n’est plus attachée aux vieilles dynamiques de pouvoir confessionnel. Elle aspire à une société où l’État de droit et les droits humains prévalent sur les alliances religieuses. Cela rend encore plus improbable la réalisation des projets extrémistes d’un émirat islamique ou de la wilaya al-faqih ».
Cette dynamique de rejet des modèles religieux radicaux est renforcée par l’échec des expériences similaires dans d’autres pays de la région. Le modèle de Daesh en Syrie et en Irak, tout comme celui de la République islamique d’Iran, ont montré leurs limites, tant sur le plan économique, politique, que social. Le modèle de Daesh, qui reposait sur une violence extrême et une idéologie radicale, a suscité une répulsion généralisée, y compris parmi les populations sunnites. Quant au modèle de la République islamique d’Iran, bien qu’il soit stable dans son contexte national, il a généré des tensions internes et externes importantes, notamment en raison de son rejet par une partie significative de la population iranienne et des pressions internationales continues.
6. L’Impossibilité d’un Émirat Islamique ou de la « Wilaya al-Faqih » : Une Question de Contexte Régional
Le contexte géopolitique régional joue également un rôle crucial dans l’impossibilité de voir le Liban sombrer dans un régime de type émirat islamique ou sous la « wilaya al-faqih ». En effet, le Liban est entouré de pays où les enjeux religieux et politiques sont extrêmement complexes, et toute tentative d’imposer un tel modèle au Liban aurait des répercussions non seulement à l’intérieur du pays, mais également sur ses voisins.
La Syrie, qui partage une longue frontière avec le Liban, est encore marquée par des années de guerre civile et par la présence d’extrémistes islamistes sur son sol, bien que ceux-ci aient été en grande partie neutralisés. Un émirat islamique au Liban ne serait pas toléré par le régime syrien, ni par ses alliés, notamment la Russie. De même, la Jordanie et Israël, deux pays limitrophes, ne permettraient pas l’instauration d’un régime islamiste radical à leurs portes.
Quant à la « wilaya al-faqih », bien qu’elle soit promue par l’Iran, elle est loin d’être une réalité applicable au Liban. La rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite pour l’influence dans la région rend une telle option peu viable, d’autant plus que des pays comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis voient dans le Liban un terrain d’affrontement indirect avec l’Iran. Ces puissances du Golfe apportent un soutien financier et diplomatique à des acteurs politiques libanais qui s’opposent au Hezbollah et à l’influence iranienne. Cela crée un contexte régional où l’équilibre des forces ne permet pas à une seule faction de prendre le contrôle du pays et de l’imposer à l’ensemble des Libanais.
7. Les Vrais Défis du Liban : La Crise Économique et l’Érosion des Institutions
Alors que certains politiciens continuent de brandir la menace d’un émirat islamique ou de la « wilaya al-faqih », les véritables défis auxquels le Liban est confronté sont d’une tout autre nature. Le pays traverse une crise économique sans précédent, marquée par un effondrement de la monnaie, une inflation galopante, et une paupérisation croissante de la population. La dette publique libanaise dépasse désormais les 170 % du PIB, et les services publics sont dans un état de déliquescence totale.
La classe politique libanaise, minée par des décennies de corruption et de mauvaise gestion, est incapable de proposer des solutions viables à cette crise. Le système confessionnel, bien qu’il ait permis de maintenir une paix relative après la guerre civile, est aujourd’hui perçu comme un obstacle à la bonne gouvernance, car il favorise les clientélismes et empêche la mise en place de réformes structurelles nécessaires.
En ce sens, la focalisation sur la menace islamiste est un moyen pour certains acteurs politiques d’éviter de répondre aux attentes des Libanais qui demandent des changements concrets. Les manifestations d’octobre 2019 ont montré que la population est fatiguée du statu quo, et qu’elle souhaite des réformes qui dépassent les clivages religieux et confessionnels. Cependant, tant que les discours de peur et de division continueront à dominer la scène politique, les chances de voir émerger un véritable projet de renouveau national resteront faibles.
L’Impossibilité d’un Émirat Islamique ou de la « Wilaya al-Faqih » au Liban
En conclusion, ni la création d’un émirat islamique sunnite, ni l’imposition de la « wilaya al-faqih » chiite ne sont envisageables au Liban. Ces deux modèles, bien qu’agités par des groupes extrémistes et certains politiciens, sont incompatibles avec la réalité pluraliste et confessionnelle du pays. Le Liban, malgré ses crises et ses divisions, reste fondé sur un équilibre politique et religieux qui empêche toute domination d’une seule confession. De plus, le rejet populaire des régimes théocratiques, couplé à l’intervention des puissances régionales et internationales, rend ces scénarios encore plus improbables.
En fin de compte, ces discours extrémistes, qu’ils viennent de chiites, de sunnites ou même de certains leaders chrétiens, sont des instruments de manipulation politique plus qu’une menace réelle pour l’avenir du pays. Le véritable défi pour le Liban réside dans la mise en place de réformes politiques et économiques qui permettront de surmonter la crise actuelle et de garantir un avenir fondé sur la justice, la coexistence, et l’inclusion. Tant que les divisions confessionnelles seront exploitées à des fins partisanes, le Liban restera prisonnier d’un système qui entrave sa reconstruction.