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Ports, aéroports, et intérêts étrangers : la privatisation selon Rassamni divise le Liban

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Un projet stratégique sur fond de crise budgétaire

Le ministre des Travaux publics Fayez Rassamni a récemment proposé un vaste plan de privatisation visant à déléguer la gestion de plusieurs infrastructures stratégiques à des acteurs privés. Ce projet concerne l’aéroport René Mouawad à Qleiaat, ainsi que les ports de Tripoli et de Saïda. Présenté comme une réponse à l’impasse budgétaire de l’État, ce programme ambitionne d’attirer des investisseurs capables de réhabiliter, moderniser et exploiter ces équipements sur une période de 25 ans via des contrats BOT (Build-Operate-Transfer) ou DBOT (Design-Build-Operate-Transfer).

Selon les déclarations du ministre, des entreprises des Émirats arabes unis et de France auraient d’ores et déjà manifesté leur intérêt. Rassamni met en avant l’obsolescence des équipements, la chute des capacités opérationnelles des infrastructures publiques, et l’urgence de se conformer aux standards logistiques régionaux. Il affirme que le recours au secteur privé représente la seule option réaliste pour éviter la fermeture ou la marginalisation définitive de certains terminaux.

Une méthode contestée : absence de stratégie publique et vide législatif

La proposition a immédiatement suscité un débat intense, notamment parmi les syndicats et les économistes. Le grief principal réside dans l’absence de cadre stratégique global. Aucune politique nationale de développement logistique n’a été définie à ce jour, et les autorités n’ont pas soumis de projet de loi au Parlement permettant d’encadrer juridiquement les transferts de gestion ou les modalités de contrôle. Cette lacune alimente la crainte d’un processus opaque, où des biens publics seraient cédés sans appel d’offres compétitif, ni étude d’impact.

Certains économistes mettent en garde contre une privatisation sans pilotage. Ils rappellent les expériences passées dans le secteur de l’énergie et des télécoms, où des concessions hâtives ont conduit à des déséquilibres contractuels défavorables à l’État. Le danger, selon eux, est d’instaurer une situation où des opérateurs étrangers gèrent des infrastructures vitales sans obligation de résultat ni engagement d’investissement vérifiable.

Le cas de Qleiaat : une plateforme marginalisée ou un potentiel logistique ?

L’aéroport René Mouawad à Qleiaat constitue un exemple emblématique. Situé dans le nord du pays, il n’a jamais été pleinement opérationnel pour les vols commerciaux internationaux. Rassamni propose de le convertir en plateforme régionale de fret, en coordination avec les ports adjacents. Cette orientation stratégique soulève des interrogations : l’accès routier à Qleiaat reste limité, les infrastructures de stockage inexistantes, et le réseau de sécurité insuffisamment dimensionné.

Les partisans du projet estiment que la création d’un hub logistique au nord permettrait de désengorger Beyrouth et de dynamiser la région de Akkar. Les opposants rétorquent que sans vision d’ensemble, cette initiative risque de se transformer en enclave économique contrôlée par des intérêts extérieurs, sans intégration territoriale ou sociale.

Les ports de Tripoli et de Saïda : instruments de développement ou leviers de rente ?

La situation est similaire pour les ports de Tripoli et de Saïda. Le port de Tripoli, rénové partiellement grâce à des aides chinoises, fonctionne aujourd’hui en deçà de ses capacités. Le port de Saïda, quant à lui, souffre de problèmes structurels : tirant d’eau insuffisant, équipements vétustes, manque de connectivité avec les zones industrielles. Le projet du ministre vise à y instaurer un modèle de gestion déléguée, avec construction de nouveaux terminaux spécialisés.

Les syndicats portuaires dénoncent un risque de marginalisation des travailleurs actuels. Ils craignent que les contrats prévoient des clauses de réembauche optionnelles, sans garantie de maintien des droits acquis. De plus, la crainte d’une substitution d’acteurs locaux par des sous-traitants transnationaux alimente un malaise profond. Plusieurs représentants syndicaux évoquent la possibilité d’un mouvement de grève si les négociations ne sont pas entamées rapidement.

Un déficit de transparence dans la sélection des partenaires étrangers

L’un des points les plus critiqués dans la proposition du ministre est l’opacité entourant les entreprises étrangères intéressées. Aucune liste officielle n’a été publiée, aucun appel d’offres public n’a été lancé, et aucun cahier des charges n’a été soumis à consultation. Les mentions récurrentes de sociétés émiraties ou françaises sont restées vagues, sans que l’on sache précisément s’il s’agit de consortiums, d’investisseurs institutionnels, ou d’entreprises spécialisées.

Cette absence de transparence pose un problème de gouvernance. En l’état, rien ne garantit que les futurs contrats respecteront les normes de concurrence équitable ni qu’ils incluront des mécanismes de contrôle public, des obligations de performance, ou des clauses de réversibilité. De nombreux experts soulignent qu’un projet de cette envergure nécessite impérativement une validation parlementaire, ainsi qu’un audit préalable indépendant, conditions aujourd’hui absentes du processus.

Le précédent du port de Beyrouth : une mémoire encore vive

La mémoire du port de Beyrouth reste omniprésente dans les esprits. Après l’explosion du 4 août 2020, les débats sur sa reconstruction et sa gestion ont mis en lumière les dangers d’une gouvernance fragmentée, où plusieurs entités publiques, semi-publiques et privées se partagent des responsabilités sans coordination ni responsabilité juridique claire. Pour nombre d’analystes, toute initiative de privatisation devrait d’abord tirer les leçons de cette tragédie, en établissant un modèle institutionnel robuste, intégré et accountable.

Or, le plan Rassamni n’inclut à ce jour aucune référence explicite à ces enseignements. Le ministère n’a pas présenté de garantie d’audit externe, de comité de suivi indépendant, ni de transparence financière. Certains économistes rappellent que la privatisation n’est pas une fin en soi, mais un outil, dont la valeur dépend du cadre dans lequel elle s’insère.

Une fracture entre technocratie ministérielle et réalités sociales

Le discours ministériel met en avant l’efficience, l’attractivité des capitaux et la mise à niveau des infrastructures. Pourtant, ce langage technocratique se heurte à une réalité sociale marquée par la défiance, l’exclusion des parties prenantes, et une mémoire douloureuse des précédentes « réformes » inabouties. Dans les zones concernées, les travailleurs, les usagers, les syndicats, mais aussi les élus locaux ne se sentent pas associés au processus. Ce fossé renforce la perception d’un projet imposé par le haut, au mépris des dynamiques territoriales.

Plusieurs conseils municipaux du Nord et du Sud ont adressé des lettres ouvertes au ministère, exigeant des garanties sur la concertation et la protection des intérêts locaux. Ces courriers, jusqu’ici restés sans réponse officielle, témoignent d’une tension croissante entre État central et collectivités territoriales, alors même que la Constitution libanaise reconnaît aux municipalités un rôle dans le développement économique local.

Les scénarios juridiques possibles et les risques d’illégalité

Sur le plan juridique, la privatisation d’équipements publics en l’absence de loi-cadre pose problème. Le Conseil d’État pourrait être saisi par des organisations professionnelles ou des députés opposés à cette démarche. Si le gouvernement tente de passer par des décrets exécutifs sans débat parlementaire, cela ouvrirait un contentieux administratif complexe, voire une crise institutionnelle.

Le flou autour du statut exact des infrastructures (propriétés de l’État, biens domaniaux, régies autonomes) renforce cette insécurité. En l’état, aucune doctrine claire ne permet de déterminer les modalités juridiques d’un transfert temporaire de gestion avec retour d’actifs après la période contractuelle. Ce vide expose l’État à des litiges, notamment en cas de rupture anticipée de contrat ou de non-respect des engagements d’investissement.

Vers une privatisation sélective ou une suspension du projet ?

Face à la controverse, certaines sources évoquent une révision possible du projet. Des membres du gouvernement suggèrent de commencer par une expérimentation à Tripoli, en mettant en place un partenariat public-privé sur une seule ligne de fret, avec évaluation annuelle. Cette approche graduelle pourrait permettre de tester les mécanismes, de rassurer les acteurs locaux, et de construire un consensus.

D’autres plaident pour un moratoire de six mois, le temps de préparer un cadre légal et de consulter les parties prenantes. Le ministère, pour sa part, campe sur ses positions : selon lui, toute suspension retarderait l’entrée de devises dans le pays, repousserait la relance logistique, et réduirait la compétitivité du Liban face à ses voisins régionaux.

Une crise révélatrice de l’incapacité réformatrice de l’État

Plus que le contenu du projet, c’est sa mise en œuvre qui cristallise les critiques. La proposition de Fayez Rassamni révèle les limites d’un État incapable d’initier une réforme inclusive, juridiquement encadrée, et politiquement soutenue. Elle met en lumière une fracture entre les impératifs budgétaires immédiats et les exigences de souveraineté économique à long terme. Elle souligne, enfin, le désengagement progressif du secteur public dans la gestion des biens collectifs, au profit de solutions opportunistes portées par des logiques d’urgence.

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