Un faisceau de tensions traverse le Liban au printemps 2025, cristallisé autour de trois axes majeurs : l’ajustement des salaires, le retour du tourisme arabe et la question sécuritaire liée aux frappes ciblées dans le Sud. Ce triptyque compose un paysage instable, où les espoirs de reprise se heurtent à des incertitudes structurelles. Les politiques de communication masquent mal les fragilités de fond, et les équilibres demeurent précaires.
Réévaluation salariale : une mesure d’urgence aux effets limités
L’augmentation du salaire minimum à 28 millions de livres libanaises, annoncée début mai 2025, répond à une pression sociale accumulée depuis plusieurs mois. Le pouvoir d’achat s’était effondré sous l’effet de l’inflation et de la dépréciation monétaire, rendant obsolète l’ancienne grille salariale. Cette revalorisation a été saluée comme une étape technique, mais demeure insuffisante au regard des besoins réels.
Plusieurs représentants de syndicats estiment que ce chiffre reste éloigné du seuil de subsistance. Une famille de cinq personnes consomme en moyenne l’équivalent de 35 à 40 millions de livres par mois, si l’on inclut nourriture, scolarité, électricité et carburant. La disparité entre régions aggrave la situation : dans le Akkar ou la Békaa, certains produits coûtent jusqu’à 20 % plus cher qu’à Beyrouth en raison des frais de transport et de stockage.
L’absence d’un mécanisme légal d’indexation automatique expose les salariés à une nouvelle spirale d’érosion du revenu réel. Aucun filet de sécurité n’a été mis en place pour les retraités dont les pensions restent figées, ni pour les travailleurs du secteur informel, majoritaire dans certaines régions.
Employeurs sous tension, secteur privé fragilisé
Les représentants du patronat expriment leurs réserves. Le secteur privé, déjà affaibli par la crise financière, peine à absorber cette hausse. Certaines entreprises ont annoncé qu’elles ne seraient pas en mesure de respecter le nouveau plan. Les PME familiales, très nombreuses au Liban, dénoncent un manque de soutien gouvernemental pour accompagner la transition.
Des cas de licenciement préventif ont été signalés dans le secteur du commerce et de l’agroalimentaire. Des employeurs préfèrent réduire la masse salariale que d’augmenter les salaires. Le climat général dans les entreprises reste marqué par une méfiance profonde, nourrie par l’absence de visibilité fiscale et réglementaire.
Tourisme arabe : effet d’annonce ou reprise réelle ?
En parallèle, l’arrivée des premiers touristes en provenance des Émirats a relancé les discours sur une saison estivale prometteuse. Plusieurs vols ont atterri à Beyrouth début mai, accueillis avec une forte mise en scène médiatique. L’objectif affiché est de faire du retour du tourisme du Golfe un levier de relance.
Les premières données du secteur hôtelier indiquent une hausse des réservations, mais restent inférieures à celles de l’été 2019. La fréquentation attendue dépend fortement du climat sécuritaire. Les professionnels du tourisme évoquent un chiffre de 2,5 milliards de dollars de recettes potentielles, sous réserve d’un environnement stable.
Le retour des visiteurs du Golfe est perçu comme un signal de normalisation diplomatique, mais il repose sur des bases fragiles. Les liens bilatéraux restent conditionnés à des réformes politiques qui tardent à venir. L’Arabie saoudite, bien que mentionnée dans les annonces, n’a pas encore levé ses restrictions sur les voyages.
Services et infrastructures sous pression
Le secteur touristique, en dépit de sa capacité de résilience, reste affecté par le manque d’investissements publics dans les infrastructures. L’aéroport de Beyrouth fonctionne à capacité réduite, et les coupures d’électricité pénalisent les hôtels et restaurants qui doivent recourir à des générateurs privés.
Les municipalités, chargées de gérer les déchets et l’assainissement dans les zones côtières, manquent de moyens. La mauvaise qualité de l’eau de mer dans certaines stations balnéaires du Sud ou du Nord a déjà conduit à plusieurs avertissements sanitaires. L’image du Liban comme destination touristique reste contrastée, entre attractivité culturelle et défaillances logistiques.
La sécurité comme variable critique
Le volet sécuritaire complète ce triptyque incertain. Les frappes israéliennes ayant visé des membres du Hamas à Saïda en début de mois ont ravivé les tensions. L’attaque a été qualifiée d’exécution ciblée, en violation du cessez-le-feu établi par la résolution 1701. Ces incidents soulignent la porosité des lignes rouges dans le Sud.
Les autorités ont réagi par la convocation d’une cellule de crise et l’activation d’un mécanisme de suivi avec la FINUL. Mais aucune mesure concrète n’a été prise pour renforcer la protection des zones civiles. Les populations locales vivent dans l’attente d’une nouvelle escalade, entre résignation et colère.
Les responsables politiques dénoncent l’agression israélienne, mais évitent de s’engager dans une confrontation ouverte. La réponse reste verbale, illustrant la position de faiblesse institutionnelle. L’État n’a ni les moyens militaires ni la légitimité interne pour imposer une dissuasion crédible.
Interaction des trois dimensions
Ces trois volets — salaires, tourisme, sécurité — ne sont pas indépendants. Le retour des touristes conditionne les recettes fiscales, qui conditionnent à leur tour la capacité de l’État à réévaluer les salaires et investir dans la sécurité. Mais chacun de ces piliers repose sur des bases fragiles, instables ou externes.
Le salaire minimum ne suffira pas sans un cadre macroéconomique crédible. Le tourisme s’effondrera à la moindre reprise des combats. La sécurité reste largement dépendante des acteurs non-étatiques et des médiations internationales.
Discours officiel et écart avec la réalité
Le discours gouvernemental reste centré sur l’optimisme. Les déclarations officielles mettent en avant une « reprise lente mais certaine ». Les éléments de langage tournent autour du retour de la confiance et de la stabilité.
Mais sur le terrain, la précarité reste généralisée. L’économie parallèle prospère. L’État continue de perdre du terrain au profit de réseaux informels. La population, en particulier les jeunes et les classes moyennes, reste marquée par une perte de repères et une fatigue civique croissante.
Dépendance aux aides extérieures et incertitudes stratégiques
La fragilité du triptyque étudié s’explique aussi par une dépendance massive aux aides extérieures. Qu’il s’agisse du soutien attendu des pays du Golfe, des promesses de la communauté internationale ou des mécanismes d’aide multilatéraux, le Liban n’a pas reconstruit une économie autonome.
Les 22 accords évoqués avec Riyad ne sont pas encore traduits dans les faits. Les négociations avec le FMI stagnent. La majorité des projets restent conditionnés à des réformes structurelles repoussées ou diluées.
L’absence de plan d’investissement public, de vision industrielle, de stratégie agricole ou technologique rend la reprise très vulnérable. Chaque événement régional, chaque discours d’un responsable étranger, chaque incident sécuritaire peut renverser les projections.
L’opinion publique dans une position d’attente
La population perçoit cette instabilité. Les enquêtes d’opinion révèlent un scepticisme profond. Le sentiment dominant est celui d’un retour apparent à la normalité, qui cache une réalité dégradée.
Les ménages continuent de s’endetter, les jeunes cherchent à émigrer, les retraités peinent à se soigner. La reconstruction de la confiance passe autant par des gestes politiques que par des signaux économiques tangibles.
Les attentes sociales sont fortes. Mais sans engagement structurel, le printemps 2025 risque de n’être qu’un répit avant de nouvelles turbulences.