Les hôpitaux publics en déficit chronique
Les données reprises dans la presse du 10 octobre 2025 révèlent une crise structurelle sans précédent. Le réseau hospitalier public compte 31 hôpitaux actifs, dont 24 en déficit budgétaire chronique. Selon les rapports administratifs cités, le montant total des arriérés dus par l’État et la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) dépasse 3 800 milliards de livres libanaises, soit l’équivalent de près de 40 millions de dollars au taux officiel stabilisé.
Les subventions annuelles prévues pour la maintenance des établissements n’ont été versées qu’à 55 % depuis janvier 2025. Plusieurs hôpitaux de taille moyenne, notamment à Baalbek, Nabatieh et Zghorta, fonctionnent avec moins de 60 % de leur personnel en raison de la suspension de contrats temporaires.
À Beyrouth, les directions d’hôpitaux universitaires évoquent des pertes mensuelles supérieures à 1,2 milliard de livresen raison des retards de paiement et de la hausse des coûts d’exploitation. Le poste énergétique est devenu le premier poste de dépense, représentant jusqu’à 30 % du budget mensuel dans certains établissements. Les générateurs fonctionnent 18 heures par jour en moyenne, pour compenser l’alimentation publique limitée à 4 à 6 heures quotidiennes.
L’explosion des coûts hospitaliers
Le prix d’une hospitalisation ordinaire a été multiplié par trois depuis 2021. Une journée en chambre double coûte désormais entre 10 et 15 millions de livres, tandis que le tarif moyen d’une opération chirurgicale majeure atteint plus de 100 millions de livres, soit environ 1 000 dollars au taux du marché. Les patients doivent régler à l’avance 80 % du montant total, une exigence devenue systématique dans les hôpitaux privés.
Les compagnies d’assurance, confrontées à l’inflation médicale, ont réduit leurs plafonds de remboursement de 40 %en moyenne. Les patients couverts par la CNSS subissent les délais de remboursement les plus longs, jusqu’à 180 joursaprès la sortie d’hôpital. Les établissements refusent de prendre en charge de nouveaux bénéficiaires tant que les dettes publiques ne sont pas réglées.
Dans les hôpitaux publics, le déficit matériel est alarmant : 45 % des équipements de radiologie et 60 % des respirateurs nécessitent réparation ou remplacement. Plusieurs services de soins intensifs fonctionnent avec un seul appareil de surveillance cardiaque pour deux lits. Les directions dénoncent l’impossibilité de procéder aux achats de matériel faute de budget disponible en devises.
Le personnel médical en voie d’épuisement
Le corps médical libanais subit un exode accéléré. Selon les chiffres communiqués par le syndicat des médecins, environ 3 000 médecins ont quitté le pays depuis 2020, soit près d’un tiers du personnel actif. Les hôpitaux privés ont perdu près de 40 % de leurs infirmiers diplômés, principalement partis travailler dans les pays du Golfe, où les salaires sont multipliés par dix.
Dans les structures publiques, un infirmier perçoit un salaire moyen équivalant à 190 dollars par mois, tandis que le coût de la vie urbaine dépasse les 1 000 dollars pour un foyer moyen. Le manque de personnel oblige les services d’urgence à fonctionner en sous-effectif permanent. Les horaires dépassent souvent 60 heures par semaine, sans compensation ni primes.
Les départs touchent également le corps administratif. Les techniciens de laboratoire et les ingénieurs biomédicaux quittent les hôpitaux pour le secteur privé ou pour l’étranger. Certaines unités d’imagerie et de biologie médicale ont suspendu leurs activités, faute de techniciens qualifiés pour assurer la maintenance.
Les effets sur les patients : une médecine à deux vitesses
La dégradation du service public entraîne un basculement vers une médecine à deux vitesses. Dans les grandes villes, les patients solvables continuent de recourir au secteur privé, tandis que les plus modestes se tournent vers les ONG médicales ou les dispensaires communautaires.
Le nombre de patients admis sans couverture sociale a augmenté de 28 % en un an, selon les relevés administratifs. Les ONG humanitaires estiment que plus d’un million de Libanais dépendent désormais de programmes d’assistance médicale pour les soins de base.
Dans les zones rurales, la situation est critique. Les hôpitaux de la Békaa et du Nord signalent des ruptures de stock pour les médicaments essentiels. Les patients atteints de cancer doivent se déplacer jusqu’à Beyrouth pour obtenir leurs traitements, souvent introuvables localement. La mortalité liée à des causes évitables, comme les infections post-opératoires ou les complications cardiovasculaires, a augmenté de 12 % par rapport à 2023.
Crise pharmaceutique : ruptures et spéculations
Le secteur pharmaceutique est frappé de plein fouet. Près de 1 200 produits médicaux sont actuellement en rupture partielle, selon les listes officielles. Les prix ont été libéralisés sur la majorité des médicaments, entraînant des hausses de 200 à 400 % selon les catégories. Les importateurs réclament des paiements en dollars frais, inaccessibles à la plupart des pharmacies.
Les traitements pour maladies chroniques (hypertension, diabète, cancer) sont les plus touchés. Les patients achètent leurs médicaments à l’unité, parfois sans ordonnance, faute de moyens. Les pharmacies de quartier fonctionnent désormais avec des stocks limités à deux semaines. Le ministère de la Santé a annoncé un plan de répartition prioritaire des stocks restants, mais sa mise en œuvre reste entravée par les lenteurs administratives.
Le financement bloqué et les promesses de réforme
Le gouvernement a tenté de réagir en débloquant une enveloppe exceptionnelle de 2 000 milliards de livres libanaises, censée couvrir les arriérés de la CNSS et financer les hôpitaux publics jusqu’à la fin de l’année. Cependant, cette somme ne représente que la moitié des besoins réels.
Les directeurs d’établissements demandent la création d’un fonds d’urgence sanitaire financé conjointement par l’État, les bailleurs internationaux et les municipalités. Ce fonds aurait pour mission de garantir la continuité des soins critiques et de financer les médicaments essentiels.
Des négociations sont également en cours avec des partenaires internationaux pour la fourniture directe de matériel hospitalier. Plusieurs ONG médicales étrangères ont proposé d’équiper des unités de soins intensifs et de livrer des médicaments en nature, en échange d’un mécanisme de suivi transparent.
Tensions syndicales et avertissements des médecins
Les syndicats des médecins et des infirmiers ont tenu des réunions d’urgence pour dénoncer la dégradation continue des conditions de travail. Ils menacent de suspendre les services non urgents si le gouvernement ne procède pas à un déblocage immédiat des salaires et des budgets.
Les représentants des établissements privés avertissent d’un risque de “fermeture partielle de plusieurs hôpitaux avant la fin de l’année”, si aucun paiement n’intervient. Des discussions ont lieu pour une journée de grève nationale dans le secteur hospitalier, avec maintien des services d’urgence uniquement.
Les disparités régionales
Les différences entre régions s’accentuent. À Beyrouth et au Mont-Liban, les hôpitaux bénéficient encore de soutiens municipaux et de dons privés. Dans la Békaa, le Sud et le Nord, les établissements peinent à maintenir leurs effectifs. Des médecins de Tripoli signalent des retards de salaire de plus de six mois. À Baalbek, un seul service d’urgence reste ouvert pour toute la région, avec un personnel réduit de moitié.
Les directions locales demandent une politique différenciée prenant en compte les disparités géographiques. Plusieurs municipalités ont débloqué des fonds d’urgence pour l’achat de carburant et le maintien des générateurs, mais ces ressources restent limitées.
Une crise systémique en quête de solutions durables
Les acteurs du secteur hospitalier convergent sur un constat : la crise dépasse le simple cadre budgétaire. Elle met en jeu la soutenabilité d’un modèle de santé fondé sur le remboursement différé, la dépendance aux importations et l’absence de planification nationale.
Les propositions récentes évoquent la centralisation de la gestion financière, la création d’une base de données unifiée des patients et la généralisation du dossier médical électronique. Ces réformes, déjà inscrites dans les rapports techniques du ministère, n’ont pas encore reçu d’application.
Les experts estiment que la survie du système de santé dépend désormais d’un redéploiement complet : renforcement du service public, incitations au maintien des professionnels, révision des contrats CNSS et lutte contre la spéculation pharmaceutique. Sans réforme rapide, le pays risque de voir s’effondrer l’un des rares secteurs qui conservaient encore une réputation d’excellence régionale.



