Une capitale confrontée à un rationnement permanent
Les habitants du Grand Beyrouth subissent un rationnement d’eau qui s’aggrave de semaine en semaine. Les compagnies régionales reconnaissent ne plus pouvoir assurer qu’une distribution moyenne de 6 à 8 heures par jour, alors que la demande dépasse largement les capacités des réseaux vétustes.
Le ministère de l’Énergie et de l’Eau a confirmé que la production des principales stations, Dora et Hadath, fonctionne à 60 % de leur capacité nominale. La cause immédiate tient aux pannes répétées d’alimentation électrique et au manque de pièces de rechange pour les pompes principales.
Les citernes et les réservoirs privés sont devenus la norme. Dans certains quartiers de la banlieue sud, les habitants dépensent jusqu’à 2 millions de livres libanaises par mois pour l’achat d’eau de citerne, soit plus de 10 % du revenu moyen d’un foyer. Le phénomène accentue les inégalités sociales, car les ménages les plus modestes n’ont pas accès à des systèmes de stockage domestique.
Le réseau du Litani, censé alimenter une partie du Mont-Liban, fonctionne de manière intermittente. Les pertes dues aux fuites atteignent près de 45 % du volume distribué, selon les chiffres officiels cités par les journaux du 10 octobre 2025. À ce déficit hydraulique s’ajoutent des problèmes de contamination : plusieurs laboratoires ont détecté des traces de coliformes et de nitrates dans les échantillons prélevés dans la plaine côtière.
Les origines structurelles d’un effondrement hydraulique
Le système d’adduction du Grand Beyrouth repose sur des infrastructures âgées de plusieurs décennies. Les conduites principales datent des années 1960 à 1980 et n’ont jamais été remplacées. Le vieillissement du réseau, combiné à l’absence de maintenance planifiée, a entraîné des ruptures successives de canalisations.
Le ministère de l’Énergie souligne que la consommation non facturée – due aux fuites, branchements illégaux et détournements – représente près de la moitié du volume produit. À cela s’ajoute la baisse du niveau des réservoirs du Mont-Liban, aggravée par une pluviométrie inférieure de 30 % à la moyenne saisonnière.
Les équipes techniques mentionnent un manque chronique de personnel et de financement. Le budget de maintenance annuelle des réseaux urbains, évalué à 8 millions de dollars, n’a été exécuté qu’à moins de 3 millions cette année. Plusieurs projets de réhabilitation financés par des bailleurs étrangers sont suspendus en raison de retards administratifs.
Les coupures électriques paralysent la distribution. Les pompes des stations de Dora, Hadath et Dbayeh nécessitent un approvisionnement continu en courant, mais ne reçoivent l’énergie que quelques heures par jour. Les générateurs de secours consomment près de 12 000 litres de diesel par semaine pour la seule station de Dora, un coût que les autorités ne peuvent plus assumer.
Les conséquences sanitaires et environnementales
Les médecins des hôpitaux publics signalent une recrudescence des cas de gastro-entérites, d’hépatites et d’infections cutanées. Les analyses menées dans les quartiers de Chiyah, Bourj Hammoud et Dekwaneh révèlent des taux de contamination bactériologique supérieurs aux normes internationales.
Les eaux souterraines, particulièrement dans la plaine côtière, subissent une infiltration des eaux usées. Les autorités environnementales estiment que près de 70 % des puits domestiques du littoral présentent des signes de pollution. Le réseau d’égouts vétuste, conçu pour une population moitié moindre, se déverse partiellement dans la nappe phréatique.
Les risques de contamination par métaux lourds s’ajoutent aux menaces biologiques. Des concentrations élevées de plomb et de cuivre ont été détectées dans plusieurs points du réseau de distribution ancien, où les tuyaux en métal n’ont jamais été remplacés. Les écoles publiques et les dispensaires, dépendant de ces réseaux, se trouvent exposés à un risque sanitaire prolongé.
Les municipalités à bout de moyens
Les municipalités, chargées de la gestion locale de la distribution secondaire, n’ont plus les moyens de financer les réparations. Le coût moyen d’un chantier de réparation de canalisation s’élève à plus de 25 millions de livres libanaises, somme hors de portée pour la plupart des communes.
Certaines municipalités ont instauré des tours de distribution manuelle en collaboration avec la Défense civile, afin de fournir de l’eau en citerne dans les zones non desservies. À Bourj el-Barajneh et Hadath, les autorités locales ont mis en place un service hebdomadaire de livraison gratuite pour les familles les plus précaires.
Dans les villages du Mont-Liban, la situation est encore plus critique. Les puits collectifs s’assèchent et la recharge naturelle des nappes est insuffisante. Les associations communautaires se mobilisent pour creuser de nouveaux forages, mais les autorisations administratives restent longues à obtenir. Le coût moyen d’un forage dépasse désormais 50 millions de livres, sans garantie de résultat.
Gouvernance et responsabilités partagées
Les autorités reconnaissent que la crise de l’eau est le résultat d’un enchevêtrement de responsabilités. Le ministère de l’Énergie dépend des crédits votés par le Parlement pour les grands projets d’infrastructure, tandis que les offices régionaux de l’eau gèrent la distribution quotidienne.
Les retards de paiement des factures par les usagers aggravent le déficit : près de 60 % des abonnés n’ont pas réglé leurs factures de 2024. Les coupures massives d’alimentation provoquent à leur tour un cercle vicieux : plus les habitants installent des puits privés et des pompes domestiques, plus la pression sur la nappe phréatique augmente.
Les ONG environnementales rappellent que l’absence de plan national de gestion de l’eau empêche toute réforme durable. Les projets de réutilisation des eaux usées traitées et de collecte des eaux de pluie, proposés depuis plusieurs années, n’ont jamais été appliqués. La Banque mondiale avait financé en 2019 une étude sur la modernisation du réseau de Beyrouth, mais aucune phase opérationnelle n’a suivi.
Mesures d’urgence avant la saison des pluies
Les autorités ont annoncé un plan d’urgence minimal. Il prévoit la réparation de douze points de rupture identifiés sur le réseau principal, la remise en service de quatre forages de secours et la distribution gratuite de filtres domestiques dans les écoles publiques.
Le ministère de la Santé a lancé une campagne de contrôle de la qualité de l’eau dans 200 établissements scolaires et hôpitaux. Les premiers résultats montrent que un quart des échantillons ne répondent pas aux normes de potabilité.
Le plan prévoit également l’installation de réservoirs temporaires dans les quartiers densément peuplés du sud de Beyrouth, avec l’appui logistique de la Défense civile. Ces dispositifs permettront de stocker jusqu’à 1 500 mètres cubes d’eau par jour.
Cependant, les experts jugent ces mesures insuffisantes. Sans remise à niveau du réseau électrique et du système de pompage, la production hydraulique restera inférieure à la demande. L’hiver risque d’aggraver la situation : les pluies abondantes entraînent des inondations dans les zones basses, sans recharger efficacement les nappes, car le ruissellement s’intensifie sur des sols urbanisés.


