lundi, juin 16, 2025

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Télétravail au Liban : opportunité ou précarisation dans un pays en crise ?

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Un télétravail de nécessité plutôt qu’un choix stratégique

Face à la crise économique prolongée, de nombreuses entreprises libanaises ont dû adopter le télétravail comme solution pour réduire leurs coûts et maintenir leur activité. Ce phénomène, accéléré par la pandémie de COVID-19, a pris une ampleur nouvelle en 2024, notamment dans des secteurs comme les services numériques, les fintechs, l’enseignement en ligne, et certaines professions libérales. Selon les chiffres disponibles, près de 38 % des travailleurs libanaisexerçant dans le secteur tertiaire travaillent désormais à distance, au moins partiellement​.

Cependant, cette transition vers le télétravail ne s’est pas faite dans des conditions optimales. Pour beaucoup d’entreprises, il ne s’agit pas d’un modèle de travail réfléchi, mais plutôt d’une solution d’urgence pour faire face aux coûts exorbitants des loyers de bureaux, des infrastructures et de l’électricité, dans un pays où les coupures de courant sont fréquentes. Les employeurs, contraints de limiter leurs dépenses, ont vu dans le télétravail un moyen de réduire les frais fixes, mais souvent sans fournir les outils et l’accompagnement nécessaires aux employés pour assurer une productivité efficace.

Le secteur technologique a été le premier bénéficiaire de cette transformation. Des entreprises comme CedarTechLebanon Digital Solutions, et Beirut Coding Hub ont vu un afflux de jeunes talents disposés à travailler à distance pour des clients internationaux, leur permettant ainsi d’accéder à des revenus en devises étrangères, plus stables que les salaires payés en livres libanaises​.

Cependant, pour les autres secteurs, la transition vers le travail à distance a exacerbé des inégalités déjà existantes et mis en évidence de nouvelles difficultés, notamment en matière de connexion internet instable, de salaires ajustés à la baisse, et d’un manque de régulation claire du télétravail.

Des infrastructures numériques limitées : un obstacle au télétravail

Si le travail à distance représente une solution viable dans de nombreux pays, son adoption au Liban est entravée par un problème majeur : la qualité médiocre des infrastructures numériquesLes coupures d’électricité fréquentes, la connexion Internet instable, et les coûts élevés des abonnements compliquent la vie des travailleurs à distance et limitent leur productivité.

Le réseau Internet au Liban est souvent classé parmi les plus lents du Moyen-Orient, avec une vitesse moyenne de 6 Mbps, bien en dessous des normes mondiales. Les entreprises et les travailleurs indépendants qui dépendent d’une connexion stable pour leurs activités, notamment dans les secteurs technologiques et financiers, doivent investir dans des générateurs privés et des abonnements coûteux à la fibre optique, ce qui alourdit encore plus leurs dépenses​.

En 2024, la situation ne s’est pas améliorée, malgré les annonces gouvernementales visant à moderniser les infrastructures numériques. Selon Ogero, le principal fournisseur d’accès à Internet au Liban, plus de 30 % des abonnésconnaissent des interruptions régulières de leur connexion, principalement en raison de coupures électriques et du manque de maintenance des infrastructures télécoms. Dans certaines régions rurales, où de plus en plus de travailleurs tentent d’exercer en télétravail, l’accès à un réseau de qualité est quasi inexistant, forçant les habitants à se rendre dans des centres urbains pour bénéficier d’une meilleure connexion.

Les employeurs, conscients de ces difficultés, ont tenté de compenser ces lacunes en proposant des allocations Internetou en encourageant leurs employés à travailler dans des espaces de coworking équipés de connexions plus fiables. Cependant, ces solutions restent peu accessibles pour la majorité des travailleurs, surtout dans un contexte de crise économique aiguë où chaque dépense supplémentaire est un fardeau.

L’absence d’un cadre réglementaire clair sur le télétravail aggrave également la situation. Le ministère du Travail libanais n’a toujours pas mis en place de réglementation spécifique encadrant le travail à distance, laissant les entreprises fixer leurs propres conditions sans obligations légales précises. Cette situation profite souvent aux employeurs, qui utilisent le télétravail comme prétexte pour réduire les salaires, arguant que les employés économisent sur les frais de transport et les dépenses liées au travail en présentiel.

Salaires en baisse et précarisation du marché du travail

L’un des effets les plus marquants de l’essor du télétravail au Liban est la baisse des salaires et la précarisationcroissante des travailleurs, notamment ceux opérant sur des plateformes internationales ou pour des entreprises étrangères. Si, en théorie, le travail à distance pourrait offrir aux Libanais l’opportunité d’accéder à des emplois mieux rémunérés, notamment en travaillant pour des entreprises basées en Europe, aux États-Unis ou dans les pays du Golfe, la réalité est plus contrastée.

De nombreuses entreprises locales utilisent le télétravail comme un levier pour réduire les coûts salariaux, arguant que les employés économisent sur les frais de transport, de logement ou de repas. Selon une enquête menée en 2024par l’Observatoire du marché du travail libanaisles salaires des travailleurs à distance ont chuté de 25 % en moyenne par rapport aux postes en présentiel, notamment dans les secteurs du marketing digital, de l’enseignement en ligne et des services clients.

Les employés travaillant pour des entreprises étrangères ne sont pas non plus à l’abri de cette tendance. Avec l’essor du télétravail international, certains recruteurs ont commencé à proposer aux Libanais des salaires nettement inférieurs aux standards internationaux, exploitant le fait que le coût de la vie au Liban est inférieur à celui des pays occidentaux. Des plateformes de freelance comme UpworkFiverr, et Toptal voient une explosion du nombre de Libanais qui s’inscrivent pour chercher du travail en ligne, mais la concurrence féroce avec d’autres pays en crise, comme l’Inde et les Philippines, tire les rémunérations vers le bas.

Dans certains secteurs, notamment la programmation et le design graphique, les entreprises étrangères profitent du taux de change pour proposer des contrats sous-payés en devises étrangères, qui restent malgré tout plus attractifs que les salaires locaux. Un programmeur junior basé à Beyrouth peut ainsi être payé 400 à 600 dollars par mois en travaillant pour une entreprise étrangère, alors que ses homologues en France ou aux États-Unis gagneraient trois à quatre fois plus pour le même travail​.

Cette course vers le bas dans les rémunérations crée une nouvelle précarité, notamment pour les jeunes diplômés qui, bien que possédant des compétences recherchées, se retrouvent contraints d’accepter des conditions inférieures aux normes internationales. À cela s’ajoute l’absence de contrats de travail clairs, avec des entreprises internationales qui embauchent des Libanais comme freelancers sans couverture sociale, sans cotisation retraite et sans protection juridique.

Les syndicats et associations de travailleurs tentent d’alerter sur cette situation. En 2024, le Syndicat des employés du numérique et des télécommunications a plaidé pour une réglementation plus stricte afin d’empêcher la dégradation des conditions salariales des travailleurs à distance, mais le manque de cadre légal et l’absence de politiques publiques adaptées ralentissent toute avancée en la matière​.

En définitive, le télétravail au Liban, bien qu’offrant des opportunités de diversification professionnelle, est encore loin d’être une solution idéale à la crise économique. L’absence de régulation, les problèmes d’infrastructure, et la pression exercée sur les salaires font de cette transition un processus à double tranchant, où les travailleurs sont souvent en position de faiblesse face aux employeurs.

Perspectives d’avenir et solutions pour encadrer le télétravail au Liban

Alors que le télétravail continue de se développer au Liban, la question de son encadrement réglementaire devient urgente pour éviter une précarisation accrue du marché du travail. Jusqu’à présent, le gouvernement libanais n’a pas mis en place de cadre juridique clair pour protéger les droits des travailleurs à distance, ce qui laisse place à des abus salariaux, une absence de couverture sociale et une inégalité d’accès aux opportunités.

L’une des premières solutions envisageables serait l’adoption d’une loi sur le télétravail, définissant des règles précises en matière de salaires, de protection sociale et de droits des employés à distance. Certains syndicats, comme le Syndicat des travailleurs du numérique et de la communication, plaident pour un salaire minimum spécifique aux travailleurs à distance, afin d’éviter que le télétravail ne devienne une excuse pour sous-payer des employés tout en profitant de leur expertise. Une régulation de l’embauche des travailleurs libanais par des entreprises étrangères pourrait également être envisagée, notamment en imposant des contrats de travail formels qui garantissent aux télétravailleurs les mêmes droits que ceux des employés classiques​.

Du côté des infrastructures, des investissements massifs dans le réseau Internet sont indispensables pour permettre aux télétravailleurs d’évoluer dans des conditions optimales. Selon un rapport d’Ogero, le principal fournisseur d’Internet au Liban, le pays a besoin d’au moins 250 millions de dollars d’investissements pour moderniser son réseau, notamment en installant davantage de fibre optique et en réduisant les interruptions de service. Toutefois, ces projets restent largement bloqués par l’instabilité politique et les crises budgétaires qui empêchent l’État de financer des améliorations à grande échelle.

Certaines initiatives privées tentent néanmoins de combler ce vide. Des espaces de coworking comme AntworkKhayal Coworking Space, et Beirut Digital District ont émergé pour offrir aux travailleurs à distance des espaces de travail équipés, avec une connexion Internet plus fiable et des installations adaptées au travail numérique. Ces solutions sont cependant coûteuses et restent inaccessibles pour de nombreux Libanais, qui doivent travailler depuis chez eux malgré les coupures d’électricité et les problèmes de connectivité​.

Enfin, l’avenir du travail à distance au Liban dépendra aussi de la capacité du pays à former ses travailleurs aux exigences du marché international. Des formations en compétences numériques avancées, en cybersécurité, en gestion de projets à distance, et en langues étrangères sont nécessaires pour permettre aux Libanais de mieux se positionner face à la concurrence mondiale. Actuellement, des initiatives comme celles de l’Université Américaine de Beyrouth (AUB) et de l’Université Saint-Joseph (USJ) proposent des programmes spécialisés dans le numérique, mais ceux-ci restent limités en termes d’accessibilité pour la majorité de la population.

En conclusion, le télétravail au Liban présente des opportunités réelles, notamment en ouvrant l’accès à un marché du travail international, mais il reste encore mal encadré, laissant place à une dégradation des conditions de travailpour de nombreux employés. Si des réformes ne sont pas mises en place rapidement pour protéger les travailleurs à distance, ce modèle risque d’accentuer encore plus les inégalités sociales et professionnelles dans un pays déjà en proie à une crise économique sévère.

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