Walid Joumblatt, figure historique de la politique libanaise et ancien leader du Parti socialiste progressiste (PSP), a récemment livré un double message qui résonne comme un cri d’alarme pour un pays en perdition. Lors d’un colloque sur l’avenir politique du Liban, rapporté par Nahar, il a déclaré : « Le Liban a besoin d’une réforme politique radicale pour sortir de cette impasse. » Dans une interview accordée à Al Joumhouriyat, il a ajouté, avec une rare franchise : « Les jeunes Libanais doivent reprendre leur destin en main, nous avons échoué à leur offrir un avenir. » Ces mots, prononcés dans un contexte de paralysie institutionnelle et de désespoir économique, traduisent à la fois une urgence et une autocritique de la part d’un homme qui a marqué des décennies de vie publique.
Une impasse politique et économique
L’ »impasse » dont parle Joumblatt dans Nahar est palpable. Depuis la fin du mandat de Michel Aoun le 31 octobre 2022, le Liban n’a plus de président. Le Parlement, réuni à de multiples reprises entre 2022 et 2025, n’a pas réussi à élire un successeur, chaque session se terminant par un échec dû à l’absence de quorum ou à des désaccords profonds. Le Hezbollah et ses alliés d’Amal, forts de leur influence militaire et politique, soutiennent Sleiman Frangié, tandis que des groupes d’opposition, incluant le PSP désormais dirigé par Taymour Joumblatt, peinent à s’unir autour d’une alternative crédible. Le gouvernement de Najib Mikati, en caretaker depuis les élections de mai 2022, est réduit à une gestion au jour le jour, incapable d’initier des réformes.
Sur le plan économique, la situation est tout aussi dramatique. La livre libanaise a perdu plus de 98 % de sa valeur depuis 2019, avec un taux de change au marché noir dépassant les 100 000 livres pour un dollar en 2023. L’inflation a atteint des sommets, avec un pic de 200 % en 2023 selon le Bureau central des statistiques, plongeant 80 % de la population sous le seuil de pauvreté, d’après l’ONU. L’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, qui a tué plus de 200 personnes et détruit des pans entiers de la capitale, reste sans suite judiciaire, incarnant l’impunité d’un système à bout de souffle. Joumblatt, en évoquant cette « impasse », met le doigt sur une crise systémique où politique et économie s’entrelacent dans un cercle vicieux.
Une réforme politique radicale : un horizon incertain
Lors du colloque rapporté par Nahar, Joumblatt a appelé à une « réforme politique radicale ». Ce terme, fort, suggère une rupture avec le système confessionnel qui régit le Liban depuis le Pacte national de 1943. Ce modèle, qui attribue les principaux postes (président maronite, Premier ministre sunnite, président du Parlement chiite) selon des quotas religieux, a permis une coexistence fragile mais s’est transformé en un outil de paralysie et de clientélisme. Joumblatt, qui a navigué dans ce système avec habileté – s’alliant tour à tour à la Syrie, aux Palestiniens, puis au camp anti-syrien après l’assassinat de Rafic Hariri en 2005 –, semble aujourd’hui reconnaître ses limites.
Mais que signifie « radical » dans ce contexte ? Une abolition pure et simple des quotas confessionnels, comme l’ont réclamé les manifestants d’octobre 2019 ? Une décentralisation poussée, qui donnerait plus de pouvoir aux régions comme le Chouf, bastion druze de Joumblatt ? Ou une refonte constitutionnelle pour instaurer un régime plus laïc ? La citation dans Nahar ne détaille pas de plan précis, mais le choix du mot « radicale » indique une volonté de dépasser les ajustements cosmétiques souvent proposés par la classe politique. Le colloque, tenu fin 2024 à Beyrouth avec des politiciens, universitaires et activistes, visait sans doute à provoquer une réflexion collective plutôt qu’à imposer une solution clés en main.
Un mea culpa aux jeunes
Dans son interview à Al Joumhouriyat, Joumblatt se tourne vers la nouvelle génération avec une confession frappante : « Les jeunes Libanais doivent reprendre leur destin en main, nous avons échoué à leur offrir un avenir. » Cet aveu d’un homme de 75 ans, qui a passé la direction du PSP à son fils Taymour en mai 2023, est un constat brutal de l’héritage laissé par sa génération. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le chômage des jeunes dépasse 40 % selon l’Organisation internationale du travail (2023), et plus de 400 000 Libanais, majoritairement jeunes, ont émigré depuis 2019, d’après Information International. L’éducation, autrefois un pilier régional, s’effondre, avec des écoles publiques sous-financées et des universités privées inaccessibles face à la dévaluation.
Les manifestations de 2019 ont cristallisé cette fracture générationnelle. Des dizaines de milliers de jeunes ont envahi les rues, dénonçant une élite politique – Joumblatt inclus – accusée de corruption et d’inaction. À l’époque, il avait exprimé une certaine sympathie pour le mouvement, mais le PSP n’a pas su transformer cette énergie en projet concret. Aujourd’hui, il passe symboliquement le flambeau, reconnaissant que sa génération, marquée par la guerre civile et les compromis de l’après-guerre, n’a pas su bâtir un avenir viable.
Un vétéran face à ses contradictions
Joumblatt n’est pas un simple commentateur. Né en 1949, il a pris la tête du PSP en 1977 après l’assassinat de son père Kamal, dirigeant les milices druzes pendant la guerre civile. Après les accords de Taëf en 1989, il s’est imposé comme un acteur clé au Parlement, oscillant entre opposition à Damas et pragmatisme. Son parcours illustre à la fois sa capacité d’adaptation et son enracinement dans le système qu’il critique aujourd’hui. Son appel à une réforme radicale, dans Nahar, et son mea culpa, dans Al Joumhouriyat, reflètent une prise de conscience tardive, peut-être influencée par le passage de témoin à Taymour et la pression d’une jeunesse désabusée.