Un scrutin local à portée nationale
La troisième phase des élections municipales, prévue à Beyrouth, cristallise l’attention politique dans un contexte de fragmentation nationale et de rivalités confessionnelles exacerbées. Ce scrutin, bien que local dans son périmètre administratif, s’inscrit dans une dynamique qui dépasse la gestion des infrastructures urbaines ou des services municipaux. Il est perçu par l’ensemble des acteurs politiques comme un indicateur de légitimité et d’influence au sein de la capitale, mais aussi comme un signal envoyé à l’échelle du pays sur l’état des équilibres communautaires.
Trois pôles, trois visions de la ville
La compétition électorale se structure autour de trois principales coalitions. La première est conduite par une alliance formée autour du Hezbollah, accompagnée de partis chiites et de mouvements populaires alliés. La seconde regroupe des candidats proches du Courant patriotique libre, appuyés par des figures indépendantes et des personnalités associées à la présidence de la République. La troisième coalition rassemble les Forces libanaises, le Parti Kataëb et des acteurs issus du milieu associatif chrétien.
Chacune de ces coalitions mobilise des référents politiques distincts, nourris par des récits antagonistes sur l’histoire, la souveraineté, la mémoire de la guerre et la fonction de la capitale.
Des enjeux symboliques et identitaires croisés
Beyrouth, en tant que ville divisée historiquement selon des lignes de fracture communautaire, concentre des tensions autour de la représentation symbolique. Les quartiers de la capitale sont marqués par une coexistence de populations aux affiliations confessionnelles diverses, avec une prédominance musulmane à l’ouest et une présence chrétienne plus marquée à l’est. Cette cartographie influence les stratégies électorales des partis en lice.
Les candidats du Hezbollah mettent en avant un discours centré sur la justice sociale, la sécurité des quartiers populaires et la défense des franges marginalisées. Ils insistent sur la nécessité de réhabiliter les infrastructures délaissées, en particulier dans les zones touchées par l’explosion du port et les quartiers à forte densité.
De leur côté, les Forces libanaises articulent leur campagne autour de la lutte contre la corruption, de la réaffirmation de la souveraineté administrative et de la dénonciation de ce qu’ils considèrent comme une « dualité de pouvoir » dans les institutions de la ville.
Le CPL et ses alliés indépendants mettent en avant un programme de réforme administrative, d’optimisation de la gestion municipale et de renforcement du rôle des conseils locaux.
Des incidents préélectoraux dans plusieurs quartiers
À l’approche du vote, plusieurs affrontements verbaux ont été enregistrés lors de meetings organisés par les différentes listes en compétition. Ces incidents ont entraîné le déploiement préventif d’agents de sécurité autour de certains centres de vote anticipé. Dans plusieurs quartiers à forte mixité confessionnelle, des tensions ont été rapportées entre partisans rivaux, entraînant une mobilisation accrue des forces de l’ordre.
Des observateurs civils ont souligné une intensification des discours à caractère communautaire dans les derniers jours de campagne. Des affiches ont été déchirées dans certains quartiers du centre-ville, et des provocations verbales ont été constatées à proximité des sièges électoraux.
Les réseaux sociaux ont amplifié les antagonismes, avec des publications ciblant les candidats en fonction de leur appartenance religieuse ou politique. Les plateformes de surveillance de la société civile ont appelé les électeurs à « ne pas céder à la pression de la rhétorique de division ».
Mobilisation et abstention : deux lectures concurrentes
Le taux de participation attendu reste incertain. D’un côté, les partisans des principales formations affirment avoir mobilisé leur base dans les quartiers clés, en particulier dans les zones de Bourj Abi Haidar, Tariq El Jdideh, Ain El Mreisseh, Zoqaq El Blatt, Saifi, Rmeil, Achrafieh et Mar Mikhael.
D’un autre côté, plusieurs analystes anticipent un taux d’abstention élevé, notamment chez les jeunes et les primo-votants, en raison de la défiance envers le système politique et de la perception selon laquelle les élections municipales ne sont qu’un prolongement des logiques clientélistes nationales.
Des initiatives de sensibilisation menées par des ONG locales et des collectifs urbains ont tenté de raviver l’intérêt civique pour le scrutin, en insistant sur l’importance du rôle municipal dans la gestion du quotidien.
Une capitale administrativement sous pression
Le Conseil municipal de Beyrouth, dans sa configuration actuelle, a été critiqué à plusieurs reprises pour son manque de transparence, son inertie dans la mise en œuvre des politiques publiques et son incapacité à répondre aux crises successives. La double explosion du port en 2020, la crise économique, la détérioration des services de base et la paralysie des projets de rénovation urbaine ont fragilisé l’institution municipale.
La nouvelle configuration issue du scrutin est attendue pour donner une orientation plus claire à la gouvernance locale. Les enjeux portent sur la gestion des déchets, la planification urbaine, la réhabilitation des bâtiments sinistrés et l’accès à l’eau et à l’électricité.
Les listes en compétition présentent des programmes contrastés, allant de la centralisation des décisions au renforcement de la décentralisation municipale par le biais de comités de quartier.
Un climat sécuritaire surveillé de près
Face aux risques de débordements, les autorités ont renforcé les dispositifs de sécurité dans toute la ville. Des unités de l’armée ont été déployées en coordination avec les Forces de sécurité intérieure autour des principaux bureaux de vote.
Des directives strictes ont été données pour prévenir toute tentative de fraude, d’intimidation ou de troubles à l’ordre public. Des centres de commandement ont été installés dans les secteurs les plus sensibles.
Les observateurs internationaux n’ont pas été invités à superviser ce scrutin, ce qui a soulevé des interrogations de la part de certaines organisations de la société civile. Toutefois, plusieurs associations locales assurent un suivi du déroulement du vote, avec des équipes sur le terrain.
Lutte d’influence dans les bastions électoraux
Les bastions traditionnels de chaque formation politique sont investis avec une stratégie ciblée. Le Hezbollah concentre ses efforts dans les zones à majorité chiite de la périphérie ouest. Les Forces libanaises misent sur le vote des quartiers chrétiens de l’est de la capitale, avec une forte présence dans les églises et les écoles communautaires.
Le CPL adopte une posture intermédiaire, tentant de capter l’électorat des classes moyennes et des jeunes diplômés désenchantés. Des candidats indépendants, bien que peu visibles dans les médias traditionnels, cherchent à émerger dans des quartiers comme Gemmayzé et Badaro, portés par des collectifs issus du mouvement de contestation d’octobre 2019.
Les alliances locales se révèlent parfois imprévisibles, avec des rapprochements opportunistes entre candidats d’horizons idéologiques divergents, motivés par des logiques électorales immédiates.
Financement des campagnes et pressions communautaires
Les campagnes électorales dans la capitale ont été marquées par des dépenses significatives. L’affichage urbain, les publications sponsorisées sur les réseaux sociaux, les rassemblements partisans et les services logistiques ont mobilisé des budgets importants.
Des accusations d’achat de voix, d’usage abusif de l’argent politique et de mobilisation confessionnelle sous pression ont été formulées dans plusieurs quartiers.
Des rapports font état d’interventions de figures religieuses et communautaires appelant à voter pour certaines listes. Dans certains cas, des électeurs ont rapporté des tentatives d’intimidation ou de coercition déguisée.
Le cadre juridique régissant le financement des campagnes municipales reste flou, et les mécanismes de contrôle jugés insuffisants.
Une échéance scrutée au-delà de Beyrouth
Le scrutin de Beyrouth est observé de près par les autres formations politiques à l’échelle nationale. Les résultats pourraient influencer les rapports de force au sein des institutions centrales, en particulier dans la perspective de l’élection présidentielle reportée à plusieurs reprises.
La structuration du prochain conseil municipal pourrait également redéfinir certains équilibres communautaires, notamment dans les relations entre les partis chrétiens et leurs partenaires chiites.
Certains partis envisagent déjà une extrapolation des résultats de la capitale à d’autres circonscriptions électorales pour les prochaines législatives.
La capacité du nouveau conseil à stabiliser l’action municipale pourrait avoir un effet d’entraînement sur d’autres grandes villes du pays, en matière de gouvernance locale.