mardi, avril 29, 2025

Les derniers articles

Articles liés

Blocage du projet de loi bancaire : acteurs, enjeux et conséquences pour le système financier libanais

- Advertisement -

Le projet de loi bancaire, présenté par le gouvernement libanais dans le cadre du plan de relance économique engagé avec les bailleurs internationaux, notamment le Fonds monétaire international, est aujourd’hui au point mort. Ce texte, qui devait définir les principes de restructuration du secteur bancaire, clarifier les responsabilités des acteurs du secteur et organiser la répartition des pertes accumulées depuis 2019, est bloqué dans les arcanes du pouvoir. Alors que le pays entre dans sa cinquième année de crise financière, ce blocage illustre l’ampleur des résistances internes à toute réforme structurelle et met en péril les négociations internationales en cours.

Le projet, dans sa version initiale, visait à établir un cadre légal pour trier les banques viables de celles qui ne le sont plus, à encadrer les recapitalisations nécessaires, et à protéger les petits déposants. Il incluait également une disposition sur la levée partielle du secret bancaire, afin de faciliter les audits et les poursuites en cas de malversations. Enfin, il prévoyait de redéfinir les fonctions de la Banque du Liban, en l’éloignant de son rôle d’intermédiaire politique pour la recentrer sur la régulation monétaire et le contrôle prudentiel.

Mais dès sa présentation, ce texte a suscité l’opposition d’une large partie du secteur bancaire, des anciens responsables de la Banque centrale, et de nombreux parlementaires, toutes tendances confondues. Pour ses détracteurs, cette loi créerait une instabilité juridique, fragiliserait la confiance dans le système bancaire, et ouvrirait la porte à une révision des pertes qui pèserait injustement sur les actionnaires et les détenteurs de capitaux.

En coulisses, les pressions exercées par l’Association des banques du Liban, les anciens gouverneurs et leurs alliés politiques ont contribué à bloquer l’examen parlementaire du projet. Plusieurs commissions concernées n’ont pas tenu de réunions sur le texte depuis des mois. Les amendements introduits par certains députés visent à en neutraliser les effets les plus structurants : suppression de l’article sur la hiérarchisation des pertes, maintien du secret bancaire sous des formes nouvelles, et refus d’intégrer les créances douteuses dans le calcul des pertes.

Pour les partisans du projet initial, cette situation est intenable. Elle retarde la relance économique, empêche tout assainissement du secteur financier, et compromet les négociations avec le FMI. Le Liban a besoin de 3 à 4 milliards de dollars d’aides directes, mais aucun versement ne pourra être effectué sans cadre légal clair pour la restructuration bancaire. Le FMI a d’ailleurs plusieurs fois rappelé que la réforme du secteur bancaire est une condition préalable à tout programme d’assistance.

L’opposition frontale des banques à la réforme s’explique moins par une crainte de l’instabilité que par la volonté de préserver des intérêts profondément enracinés. Depuis 2019, le secteur bancaire a activement participé à la gestion opaque de la crise financière, en bloquant l’accès des déposants à leurs fonds tout en opérant des transferts sélectifs de capitaux vers l’étranger. Ces pratiques, documentées par des enquêtes journalistiques et des rapports d’experts, relèvent de véritables abus, rendus possibles par l’absence de cadre légal coercitif et par l’inaction des autorités de régulation.

Le cœur du blocage réside dans la disposition du projet de loi portant sur la levée du secret bancaire. Ce mécanisme, indispensable pour tracer les flux financiers, identifier les responsabilités et poursuivre les malversations, est farouchement combattu par les banques. Or, il est largement établi que de nombreux dirigeants d’institutions financières ont utilisé le secret bancaire pour protéger des opérations illégales ou éthiquement douteuses. La levée de ce verrou ouvrirait la voie à des poursuites judiciaires, y compris contre des figures influentes.

Un autre point fondamental, rarement abordé dans les débats publics, est la porosité entre le pouvoir politique et les conseils d’administration des banques. Près de 46 % des actions du secteur bancaire libanais sont détenues directement ou indirectement par des hommes politiques ou leurs familles. Cette concentration d’intérêts crée une situation de conflit d’intérêts permanent qui empêche toute forme de régulation indépendante. Ce sont les mêmes acteurs qui siègent au Parlement, orientent les commissions économiques, contrôlent les organes de surveillance… et bénéficient de la protection du système.

La gravité de la situation est renforcée par un facteur financier objectif : à rythme constant, les banques libanaises seront à court de liquidités en 2026. Plusieurs rapports bancaires internes ont tiré la sonnette d’alarme sur l’assèchement des réserves disponibles, sur la chute des dépôts frais, et sur la quasi-absence d’accès au crédit international. Le recours permanent à la monnaie centrale pour couvrir les besoins courants crée un cycle de dépendance insoutenable.

Face à cette perspective, la réaction des déposants s’est intensifiée. Aujourd’hui même, plusieurs dizaines de manifestants se sont rassemblés dans le centre-ville de Beyrouth, devant le siège de l’Association des banques. Portant des pancartes dénonçant les “voleurs en cravate” et criant des slogans appelant à la “justice pour les épargnants”, ils ont tenté de bloquer l’entrée du bâtiment avant d’être dispersés par les forces de l’ordre. Ces scènes, de plus en plus fréquentes, reflètent un ras-le-bol social croissant et une perte de confiance irrémédiable dans le système.

Au Parlement, les manœuvres pour torpiller le projet de loi bancaire ne sont pas seulement techniques ; elles relèvent d’une stratégie politique délibérée. Depuis plusieurs mois, des députés issus de partis influents ont multiplié les amendements dilatoires, cherchant à noyer le texte dans des formulations juridiques ambigües. Le mécanisme de hiérarchisation des pertes, censé répartir équitablement les responsabilités entre l’État, les banques et les grands déposants, a été systématiquement vidé de sa substance. Certains parlementaires proposent même d’annuler les pertes en les transférant à long terme sur les générations futures, via des obligations perpétuelles indexées sur l’inflation.

Cette fuite en avant, présentée sous couvert de « stabilité du système », ne vise qu’à protéger les grandes fortunes et les structures de pouvoir économique héritées des années 1990. Elle consacre une impunité généralisée, en excluant toute responsabilité pénale ou civile pour les dirigeants bancaires et les hauts fonctionnaires responsables de l’effondrement du système monétaire. Cette attitude, largement dénoncée dans les milieux de la société civile, mine profondément le contrat social libanais.

Sur le plan international, les conséquences de ce blocage sont déjà perceptibles. Le Fonds monétaire international, las des promesses non tenues, a gelé la dernière tranche d’assistance technique. Les bailleurs bilatéraux, qu’il s’agisse de la Banque mondiale, de l’Union européenne ou des États arabes du Golfe, ont clairement indiqué qu’aucun versement ne sera effectué sans validation législative du cadre de restructuration bancaire. Même les projets en cours, notamment dans les domaines de l’énergie et des transports, risquent d’être suspendus faute de garanties sur la viabilité financière du pays.

Ce contexte délétère accentue la défiance des investisseurs. Le Liban, autrefois considéré comme un centre financier régional, est aujourd’hui classé parmi les juridictions les plus risquées du monde. Aucun investisseur sérieux ne peut envisager de placer des capitaux dans un pays où le système bancaire est non seulement insolvable, mais aussi juridiquement protégé de toute reddition de comptes. Le blocage du projet de loi est ainsi bien plus qu’un différend technique : il devient un signal politique majeur, envoyé à la communauté internationale, selon lequel le Liban n’est pas prêt à affronter ses responsabilités.

À l’intérieur du pays, cette situation alimente un sentiment d’injustice radicale. Les déposants, déjà ruinés, assistent à un spectacle d’auto-protection d’élites financières et politiques qui continuent de vivre dans l’opulence. Les jeunes diplômés quittent le pays, les petites entreprises ferment les unes après les autres, et le tissu économique s’effondre. Ce divorce entre l’État et la population, entre la banque et la rue, est aujourd’hui à son comble. La réforme bancaire, loin d’être une option technique, est une urgence de survie nationale.

Au-delà des dimensions financières et politiques, le blocage du projet de loi bancaire aggrave chaque jour davantage la fracture sociale au Liban. Le système bancaire, tel qu’il fonctionne actuellement, instaure une ségrégation économique de fait entre une minorité qui continue à accéder à ses fonds – via des comptes offshore, des réseaux bancaires étrangers, ou des transferts discrets – et la majorité des déposants qui vivent dans l’incertitude, l’humiliation quotidienne et la dépendance à des mécanismes informels.

Dans les quartiers populaires de Beyrouth, à Tripoli, Saïda ou Zahlé, de nombreux foyers n’ont plus de revenu stable. Les pensions de retraite, bloquées dans les banques ou dévaluées par l’inflation, ne suffisent plus à couvrir les besoins alimentaires de base. La classe moyenne, historiquement socle de la résilience libanaise, s’est effondrée. Les hôpitaux, les écoles, les universités privées ne sont plus accessibles qu’à une minorité aisée. Ce n’est pas seulement une crise bancaire : c’est une désintégration sociale par le haut, méthodiquement entretenue par le refus de réformer.

Cette situation se double d’un risque systémique à court terme. Si aucune mesure législative sérieuse n’est adoptée d’ici la fin de l’année, le Liban s’exposera à une double rupture : celle de la confiance intérieure, déjà gravement érodée, et celle de la confiance extérieure, indispensable pour rouvrir les circuits de financement. Les simulations effectuées par des économistes locaux montrent que, sans restructuration, les banques ne pourront plus maintenir leurs opérations de base en 2026. Le système risque alors une paralysie complète : gel total des retraits, arrêt des transferts, explosion du marché noir, et disparition de toute intermédiation monétaire.

Face à cette perspective, certains scénarios circulent déjà dans les cercles diplomatiques : mise sous tutelle partielle du secteur bancaire par une entité internationale, éclatement du système en banques régionales informelles, ou même effondrement complet et émergence de monnaies parallèles locales. Ces scénarios, autrefois jugés extrêmes, sont désormais pris au sérieux, car l’alternative – c’est-à-dire l’inaction – conduit à une forme de chaos social irréversible.

Dans ce contexte, plusieurs voix plaident pour une relance du débat législatif, fondée sur une version renforcée du projet initial. Des collectifs d’économistes, des ONG, des représentants de la diaspora et des syndicats ont publié une lettre ouverte appelant à une réforme immédiate, transparente, et centrée sur la justice sociale. Cette mobilisation, encore marginale, pourrait s’amplifier si la rue se réactive, comme cela commence à se produire avec les manifestations récentes.

Reste à savoir si les institutions politiques sont encore capables d’entendre ces alertes. Le blocage actuel, prolongé, constitue non seulement une faute morale mais une faute stratégique. Il transforme une crise économique grave en crise existentielle.

L’un des aspects les plus graves du blocage du projet de loi bancaire réside dans l’attitude des institutions elles-mêmes, et notamment du Parlement. Alors que le Liban est plongé dans la plus grave crise financière de son histoire moderne, les représentants élus se montrent incapables de voter un texte pourtant fondamental. Ce dysfonctionnement est d’autant plus criant que le projet a été longuement débattu, amendé, et présenté à plusieurs reprises dans des versions successives. Le refus persistant de le faire avancer ne relève donc plus d’une simple prudence législative, mais d’un choix politique assumé de maintenir le statu quo.

Cette inertie institutionnelle est symptomatique d’une crise plus large de gouvernance. Depuis plusieurs années, le Liban est confronté à un effondrement de la capacité décisionnelle de ses organes représentatifs. La paralysie s’étend à tous les domaines : électricité, justice, sécurité sociale, environnement. Mais le cas du secteur bancaire est emblématique, car il cumule l’ensemble des pathologies du système : concentration des intérêts, absence de transparence, méfiance des citoyens, ingérence directe de groupes économiques dans les décisions publiques.

Cette situation crée un vide d’autorité. L’État, censé réguler et arbitrer, apparaît désormais comme capturé par les intérêts qu’il est supposé encadrer. Les commissions parlementaires ne rendent pas compte publiquement de leurs travaux, les députés membres du secteur bancaire continuent de voter sur les textes qui les concernent directement, et les auditions prévues avec les représentants des déposants n’ont jamais eu lieu. Ce déficit démocratique alimente un sentiment d’impunité généralisée, qui mine l’idée même de contrat social.

À l’international, ce vide se traduit par une perte d’autorité. Lors des conférences économiques ou des sommets régionaux, les représentants libanais sont de moins en moins invités à la table des négociations. Leur parole est jugée peu fiable, car déconnectée des actes. Les ambassadeurs en poste à Beyrouth font régulièrement remonter à leurs capitales le constat suivant : les dirigeants libanais connaissent les solutions, disposent de l’expertise locale, mais refusent sciemment de les mettre en œuvre pour préserver leurs positions.

Dans ce contexte, certains diplomates évoquent en privé la nécessité d’un “encadrement international plus fort” du processus de réforme. Sans aller jusqu’à une mise sous tutelle formelle, des mécanismes de conditionnalité renforcée, voire de contrôle externe, pourraient être activés. Ce type de mesure, bien que politiquement sensible, est désormais envisagé comme un moindre mal face à la dérive actuelle.

Le système politique libanais se retrouve ainsi face à une alternative historique : soit il reprend le contrôle de son avenir en assumant ses responsabilités devant les citoyens et les partenaires internationaux, soit il s’enfonce dans une logique de déni jusqu’à l’implosion totale. La réforme bancaire, loin d’être technique, cristallise cette alternative.

Sortir du blocage : pistes concrètes et scénarios d’avenir

Face à un système verrouillé, des résistances multiples, et une classe politique hostile à tout changement structurel, plusieurs voix, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Liban, ont commencé à formuler des propositions concrètes pour sortir de l’impasse bancaire. Ces propositions ne sont pas seulement technocratiques ; elles reposent sur une lecture politique du conflit d’intérêts qui paralyse le système.

La première piste consiste à adopter une loi de restructuration bancaire par tranches, qui sépare le traitement des banques viables de celui des banques insolvables, tout en inscrivant dans la loi un calendrier contraignant. Cela permettrait de commencer par les établissements les plus exposés, de lancer les premières procédures de fusion ou de liquidation, et de réinjecter progressivement de la confiance dans les structures saines.

Ce type de loi pourrait inclure une clause de hiérarchisation des pertes reposant sur trois niveaux : les actionnaires (premiers responsables), les grands déposants (au-dessus d’un seuil de 250 000 dollars), puis, en dernier ressort, l’État. Cette hiérarchie est reconnue par le FMI comme une norme minimale de justice financière. Elle serait accompagnée de la création d’un fonds d’indemnisation des petits déposants, financé en partie par les actifs des banques dissoutes, en partie par des financements internationaux conditionnés à la réforme.

La deuxième piste concerne le rétablissement de la confiance à travers la levée ciblée du secret bancaire. Loin d’une abolition totale, il s’agirait de permettre aux autorités judiciaires, à la Cour des comptes et à la commission d’enquête spéciale de lever le secret dans tous les cas où il y a suspicion fondée de transfert illégal, d’enrichissement illicite ou de conflit d’intérêt manifeste. Cette disposition, essentielle, permettrait de cibler les pratiques abusives sans fragiliser les opérations commerciales ordinaires.

La troisième piste est institutionnelle : il est urgent de réformer le rôle de la Banque centrale, aujourd’hui discréditée par l’héritage de ses anciennes directions. Il faudrait dissocier ses missions de régulation, de supervision et de financement de l’État. Le nouveau gouverneur devra rendre compte publiquement de ses décisions, publier les comptes, et se soumettre à un audit annuel indépendant. Cette réforme passerait aussi par une restructuration de la commission de contrôle des banques, souvent accusée d’inaction.

Mais pour que ces réformes aboutissent, il faut franchir un seuil politique : briser le verrou du consensus négatif au Parlement. Cela suppose une alliance transversale de députés réformateurs, un soutien public massif, et une pression internationale coordonnée. Certains scénarios évoquent même une votation par référendum d’un projet de loi d’intérêt national, hors du circuit parlementaire classique, dans un cadre constitutionnel exceptionnel. Cette option reste théorique, mais elle est brandie comme une menace symbolique.

En parallèle, il est impératif de relancer le dialogue social autour de la réforme bancaire. Trop souvent, les débats se déroulent entre techniciens, loin de la société civile. Les syndicats, les ordres professionnels, les coopératives, les ONG doivent être associés à la discussion. La crise a montré que le sort des déposants ne peut plus être réglé entre banquiers et parlementaires. La légitimité d’une réforme dépend de sa transparence, de sa lisibilité et de sa co-construction avec les citoyens.

Enfin, la dimension régionale ne peut être ignorée. Le soutien du Qatar, de la France, du FMI, mais aussi des pays du Golfe, doit être mieux articulé. Il faut passer d’un soutien fragmenté à une coalition de partenaires autour d’un agenda clair : restructuration bancaire, audit des comptes publics, réforme de la gouvernance, levée ciblée du secret bancaire, justice financière. Cela implique que les bailleurs eux-mêmes s’alignent sur des critères communs, pour ne pas laisser les autorités libanaises jouer des contradictions entre eux.

En définitive, l’avenir du Liban passe par une refondation du pacte bancaire et financier. Le pays ne pourra ni redémarrer son économie, ni attirer les capitaux de la diaspora, ni garantir une vie décente à ses citoyens sans une réforme radicale de son système financier. Ce n’est pas seulement une question d’équilibre budgétaire : c’est une question de souveraineté, de justice et de survie nationale.

Le blocage du projet de loi bancaire cristallise toutes les peurs, tous les conflits d’intérêts, et toutes les contradictions du système libanais. Mais il offre aussi une opportunité unique de rupture. Si cette réforme voit le jour, elle pourrait constituer le point de bascule d’un nouveau contrat national, fondé sur la transparence, la responsabilité, et l’équité. Si elle échoue, le Liban entrera dans une phase de délitement irréversible. Il appartient aux forces politiques, à la société civile et aux partenaires internationaux de choisir dans quel sens l’histoire doit désormais s’écrire.

- Advertisement -
Newsdesk Libnanews
Newsdesk Libnanewshttps://libnanews.com
Libnanews est un site d'informations en français sur le Liban né d'une initiative citoyenne et présent sur la toile depuis 2006. Notre site est un média citoyen basé à l’étranger, et formé uniquement de jeunes bénévoles de divers horizons politiques, œuvrant ensemble pour la promotion d’une information factuelle neutre, refusant tout financement d’un parti quelconque, pour préserver sa crédibilité dans le secteur de l’information.

A lire aussi