En avril 2025, le système fiscal libanais est largement reconnu comme l’un des plus inéquitables et inefficaces de la région. Selon les données de la Banque mondiale, le taux de prélèvements obligatoires au Liban s’élève à seulement 7,7 % du PIB, bien en deçà de la moyenne régionale qui dépasse les 20 %.
La structure des recettes fiscales est extrêmement déséquilibrée. La TVA, taxe indirecte par excellence, constitue près de 50 % des recettes fiscales totales, ce qui pèse lourdement sur les ménages à faibles revenus. En revanche, la fiscalité directe, notamment l’impôt sur le revenu des personnes physiques ou l’impôt sur les sociétés, reste marginale et peu redistributive.
Le système est également caractérisé par de multiples exemptions et niches fiscales, qui profitent principalement aux grandes entreprises et aux groupes d’intérêt proches du pouvoir. Selon le rapport du FMI d’avril 2025, ces dérogations représentent une perte de recettes estimée à près de 2,5 milliards de dollars par an, soit environ 5 % du PIB.
Les droits de succession et la fiscalité sur le patrimoine sont pratiquement inexistants, renforçant la concentration des richesses. Le FMI estime que les 10 % des ménages les plus riches détiennent plus de 70 % des actifs financiers du pays, une proportion qui n’a cessé d’augmenter depuis le début de la crise.
La faible performance du système fiscal prive l’État des ressources nécessaires pour financer ses fonctions régaliennes, ses services sociaux et la reconstruction des infrastructures critiques. La dépendance aux financements extérieurs et à la création monétaire s’est accrue dangereusement, alimentant l’inflation et la défiance envers la monnaie nationale.
Les déséquilibres structurels des recettes fiscales
Au cœur de la problématique fiscale libanaise se trouve l’extrême concentration des sources de revenus de l’État. La TVA, appliquée au taux de 11 %, constitue la principale ressource fiscale, mais son rendement s’est effondré avec la contraction de la consommation. Entre 2019 et 2024, les recettes issues de la TVA ont chuté de près de 60 %, selon les chiffres du ministère des Finances.
L’impôt sur le revenu, qui devrait jouer un rôle majeur dans la progressivité du système fiscal, est structurellement faible. En 2024, il ne représentait que 0,9 % du PIB, contre 7 % à 9 % dans des économies comparables. Ce sous-rendement s’explique par des taux d’imposition relativement bas et une base taxable étroite, en raison de la forte informalité de l’économie.
La fiscalité des entreprises souffre également d’une érosion considérable. Le taux nominal de l’impôt sur les sociétés est fixé à 17 %, mais les nombreuses exonérations sectorielles, combinées à des pratiques massives d’optimisation et d’évasion fiscale, réduisent l’effectivité du prélèvement à environ 5 % des bénéfices réels.
Les taxes foncières et sur la propriété, qui pourraient constituer une ressource stable et difficilement délocalisable, sont largement sous-exploitées. En 2024, elles n’ont rapporté que 0,2 % du PIB, alors que la Banque mondiale estime leur potentiel à 2 % à 3 % du PIB.
Enfin, la fraude et l’évasion fiscales minent les recettes publiques. Selon le Syndicat des experts-comptables du Liban, la fraude fiscale représenterait l’équivalent de 30 % des recettes fiscales potentielles, soit un manque à gagner de plusieurs milliards de dollars par an.
Les attentes du FMI et des bailleurs internationaux en matière de réforme fiscale
Le Fonds monétaire international (FMI) et les bailleurs internationaux considèrent la réforme fiscale comme un pilier central du redressement économique du Liban. Dans ses recommandations d’avril 2025, le FMI insiste sur la nécessité « d’élargir l’assiette fiscale, de renforcer la progressivité du système et de lutter activement contre la fraude fiscale ».
Le FMI conditionne tout futur accord d’assistance à la mise en œuvre d’un plan crédible de mobilisation des recettes domestiques. L’institution fixe un objectif de hausse des recettes fiscales de 7 points de PIB sur cinq ans, ce qui permettrait de porter le taux de prélèvement à environ 15 % du PIB d’ici 2030, seuil jugé minimal pour garantir la viabilité budgétaire.
Les bailleurs bilatéraux et multilatéraux exigent également des garanties de transparence et d’équité dans le processus de réforme. Lors de la conférence internationale sur le Liban organisée à Paris en mars 2025, les représentants de l’Union européenne ont clairement indiqué que « les efforts fiscaux doivent être partagés équitablement entre toutes les composantes de la société, en particulier les plus aisées ».
La Banque mondiale souligne de son côté que la réforme fiscale ne peut être dissociée de l’amélioration de la gouvernance et de la lutte contre la corruption. Les experts estiment qu’une meilleure transparence dans la gestion des finances publiques et l’automatisation de la collecte fiscale pourraient à elles seules augmenter les recettes de 20 %.
Dans ce contexte, le gouvernement libanais a soumis aux partenaires internationaux un projet de réforme fiscale articulé autour de plusieurs axes majeurs : élargissement de l’assiette, réforme des taxes sur la consommation, renforcement de la progressivité des impôts sur les revenus et le patrimoine, et lutte renforcée contre l’évasion fiscale.
Scénario 1 : élargissement de l’assiette fiscale
L’un des leviers principaux identifiés par les experts consiste à élargir l’assiette fiscale en intégrant les pans entiers de l’économie qui échappent aujourd’hui à toute imposition.
L’économie informelle représente environ 62 % de l’activité économique totale selon la Banque mondiale en 2025. Formaliser ces activités permettrait d’augmenter significativement les recettes fiscales. Des programmes pilotes de régularisation des travailleurs et des micro-entreprises informels sont en cours à Beyrouth et Tripoli, avec l’appui de l’Organisation internationale du travail (OIT).
Le gouvernement envisage également de numériser l’administration fiscale pour améliorer la détection des contribuables potentiels et simplifier le processus de déclaration et de paiement des impôts. L’expérience de pays comparables montre que la digitalisation de la fiscalité peut permettre d’augmenter de 15 à 20 % les recettes fiscales en cinq ans.
Enfin, l’élargissement de l’assiette fiscale passe par la réduction des exonérations injustifiées. Le ministère des Finances a identifié plus de 200 niches fiscales qui coûtent chaque année environ 2 % du PIB aux finances publiques. Leur suppression progressive pourrait contribuer à élargir la base imposable sans relever les taux d’imposition.
Scénario 2 : fiscalité progressive sur les grandes fortunes et les rentes
La mise en place d’une fiscalité plus progressive est une demande forte de la société civile et des partenaires internationaux. Elle vise à faire contribuer davantage les ménages les plus aisés et les grandes entreprises, qui jusqu’à présent bénéficiaient d’une fiscalité extrêmement avantageuse.
Le FMI recommande d’introduire des tranches supérieures d’imposition sur les revenus élevés. Actuellement, le taux marginal d’imposition sur les revenus des personnes physiques est de 25 %, un niveau considéré comme modeste au regard des standards internationaux. Le projet de réforme propose de porter ce taux à 35 % pour les revenus dépassant 250 000 dollars par an.
La taxation du patrimoine constitue également un levier important. En l’absence de véritable impôt sur la fortune ou sur la propriété, les actifs immobiliers et financiers restent largement sous-taxés. Le ministère des Finances envisage l’introduction d’une taxe annuelle sur les actifs immobiliers d’une valeur supérieure à 500 000 dollars, avec un taux de 1,5 % de la valeur estimée.
Cette fiscalité sur la richesse viserait à améliorer l’équité du système fiscal, tout en mobilisant des ressources nouvelles estimées à plus de 700 millions de dollars par an, selon les calculs de la Banque mondiale.
Scénario 3 : lutte contre l’évasion fiscale et la fraude massive
L’un des principaux fléaux du système fiscal libanais reste l’évasion fiscale endémique et la fraude systémique, alimentées par un contrôle administratif déficient et la corruption généralisée. Selon l’étude conjointe menée par le ministère des Finances et la Banque mondiale en février 2025, l’évasion fiscale représente un manque à gagner annuel de plus de 3 milliards de dollars, soit environ 6 % du PIB.
La réforme fiscale projetée s’appuie sur le renforcement des capacités de contrôle de l’administration fiscale. L’introduction de déclarations fiscales électroniques obligatoires pour les entreprises et les professions libérales vise à réduire les marges de fraude. Le gouvernement prévoit de rendre ces déclarations électroniques pleinement opérationnelles dès 2026.
La mise en place d’un système de facturation électronique pour toutes les transactions commerciales supérieures à 500 dollars est également prévue, afin de lutter contre la sous-déclaration des revenus. Ce système est testé dans plusieurs grands centres commerciaux de Beyrouth et de Saïda.
Le gouvernement compte par ailleurs sur l’échange automatique d’informations fiscales avec les pays étrangers, conformément aux standards de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), pour traquer les avoirs dissimulés à l’étranger. Les premières conventions bilatérales de transparence fiscale ont été signées avec la France, la Suisse et les Émirats arabes unis en mars 2025.
La lutte contre les circuits informels de transfert de fonds constitue un autre chantier prioritaire. Le secteur des hawalas, utilisé pour contourner le système bancaire officiel, échappe à toute régulation fiscale. Des mesures sont à l’étude pour imposer une déclaration obligatoire des transactions de change au-delà de 1 000 dollars, dans le but de contrôler les flux financiers parallèles.
Enfin, l’administration fiscale prévoit de renforcer son dispositif de sanctions contre la fraude. Les amendes pour non-déclaration ou déclaration mensongère pourraient être portées à jusqu’à 50 % du montant éludé, selon le projet de loi examiné par le Parlement en avril 2025.
Les défis politiques et sociaux de la réforme fiscale
La réforme fiscale au Liban ne se heurte pas uniquement à des obstacles techniques, mais surtout à des résistances politiques et sociales profondes. Les tentatives précédentes d’élargir l’assiette fiscale ou d’instaurer de nouveaux prélèvements se sont systématiquement heurtées à l’opposition de groupes d’intérêts puissants.
La classe politique, historiquement liée aux grandes fortunes et aux réseaux économiques dominants, a longtemps freiné les tentatives de réforme par souci de préserver ses clientèles électorales. De nombreux parlementaires détiennent eux-mêmes des intérêts directs dans des secteurs peu ou pas fiscalisés, comme l’immobilier ou le commerce de biens de consommation importés.
Par ailleurs, le contexte social délétère complique la mise en œuvre d’une réforme perçue par une partie de la population comme un fardeau supplémentaire. Après des années d’hyperinflation et de perte de pouvoir d’achat, les ménages sont extrêmement sensibles à toute augmentation des taxes indirectes, notamment de la TVA.
La communication autour de la réforme sera donc déterminante pour en garantir l’acceptabilité. Le gouvernement s’efforce de présenter la réforme fiscale comme un levier d’équité et de justice sociale, en insistant sur le fait que les plus hauts revenus et les grandes fortunes seront mis à contribution de manière significative.
La société civile, de son côté, exige que la réforme fiscale s’accompagne d’un renforcement de la transparence et d’une lutte sans compromis contre la corruption. Les organisations non gouvernementales telles que « Legal Agenda » et « Kulluna Irada » plaident pour que chaque dinar supplémentaire collecté soit utilisé de manière transparente et auditable.
Enfin, la réussite de la réforme fiscale dépendra de la capacité du gouvernement à restaurer la confiance des citoyens dans l’usage des deniers publics. La mise en place de mécanismes de suivi indépendant et la publication régulière des recettes et de leur utilisation seront indispensables pour éviter que la réforme ne soit perçue comme un énième moyen de siphonner les ressources du pays.
Perspectives pour une fiscalité plus équitable et vectrice de croissance
À moyen et long terme, la réforme fiscale représente une opportunité majeure pour le Liban de refonder son contrat social et de relancer une croissance inclusive. Les experts de la Banque mondiale estiment que si les réformes fiscales sont mises en œuvre de manière cohérente et progressive, les recettes publiques pourraient doubler d’ici 2030, pour atteindre environ 15 % du PIB.
Un système fiscal plus juste et plus efficace permettrait de financer les services publics essentiels que réclame la population : éducation, santé, infrastructures et protection sociale. L’amélioration des services publics renforcerait la cohésion sociale, aujourd’hui mise à mal par des années de crise et de défiance envers l’État.
La fiscalité peut également devenir un levier de stimulation économique si elle est correctement calibrée. La suppression des niches fiscales inefficaces libérerait des ressources pour soutenir l’investissement productif, notamment dans les secteurs porteurs comme les énergies renouvelables, le numérique ou l’agriculture durable.
Le FMI recommande de coupler la réforme fiscale avec des incitations ciblées à l’investissement privé et à la création d’emplois, en particulier pour les jeunes et les femmes, fortement touchés par le chômage. Le taux de chômage des jeunes dépasse en effet 65 % selon l’OIT en avril 2025, un record dans la région.
La modernisation de l’administration fiscale, avec la généralisation de la déclaration électronique et le recours accru à l’intelligence artificielle pour le contrôle fiscal, pourrait également améliorer la conformité et réduire les délais de traitement. Le ministère des Finances prévoit que la numérisation complète du système fiscal sera effective à l’horizon 2027.
Sur le plan international, la réussite de la réforme fiscale serait un signal positif envoyé aux bailleurs de fonds et aux investisseurs étrangers. Elle pourrait débloquer des financements conditionnés par des critères de bonne gouvernance fiscale et attirer des investissements dans des secteurs stratégiques.
Toutefois, les experts insistent sur la nécessité d’une approche graduelle et d’une pédagogie auprès du grand public. Une réforme précipitée ou perçue comme injuste risquerait d’aggraver les tensions sociales et de compromettre les chances de succès.
En résumé, la réforme fiscale est une condition indispensable mais non suffisante pour la sortie de crise du Liban. Elle devra impérativement s’accompagner d’une réforme globale de la gouvernance, de la justice et de la transparence des finances publiques pour reconstruire la confiance des citoyens et des partenaires internationaux.