Le scrutin municipal du 4 mai 2025 dans le Mont-Liban, censé symboliser un exercice de démocratie locale, a été entaché par une série d’irrégularités rapportées dans plusieurs localités. Si l’organisation générale du scrutin a été globalement maintenue, de nombreux dysfonctionnements ont été observés, remettant en cause la légitimité de certains résultats et soulevant des interrogations sur la capacité de l’État à garantir une transparence électorale minimale. Ces irrégularités, tant juridiques que pratiques, illustrent l’état de fragilité dans lequel se trouve encore le processus électoral libanais.
Défaillances procédurales et zones grises juridiques
Dans plusieurs localités, des élections ont été organisées sans respecter les dispositions du code électoral municipal. Des conseils municipaux ont été proclamés élus dans des situations juridiquement discutables : absence de quorum, listes uniques validées sans scrutin, désignation par acclamation sans vérification des conditions de validité. Ces pratiques, bien que fréquentes au Liban, ont pris une ampleur inhabituelle cette année, au point de susciter des contestations officielles dans certaines circonscriptions.
À cela s’ajoute l’utilisation de lois inadaptées. Le processus électoral s’est appuyé sur le cadre juridique de la loi de 2017, initialement conçue pour les élections législatives. Son application aux municipales a provoqué des confusions, notamment en ce qui concerne les délais de campagne, la régulation de la propagande électorale ou les règles de silence pré-électoral. Les lacunes du texte, combinées à son usage inapproprié, ont favorisé les interprétations divergentes et les arrangements informels.
Violations du silence électoral et pression partisane
Dans les heures précédant l’ouverture des bureaux de vote, de nombreux candidats et leurs soutiens ont poursuivi leurs campagnes en toute impunité. Des affiches ont été maintenues en place, des publications sponsorisées ont continué de circuler sur les réseaux sociaux, et des SMS électoraux ont été envoyés dans plusieurs districts. Le silence électoral, censé permettre une réflexion sereine avant le vote, a été largement ignoré.
Dans certains cas, des pressions directes ont été exercées sur les électeurs à proximité immédiate des centres de vote. Des véhicules arborant des slogans ou des symboles de partis se sont rassemblés devant des écoles transformées en bureaux électoraux. Des responsables locaux ont été aperçus distribuant de la nourriture, des bons d’essence ou de l’argent liquide à des électeurs, dans une tentative de mobilisation de dernière minute.
Acclamations électorales et détournement du suffrage
L’un des faits marquants de cette élection reste le nombre record de municipalités renouvelées par acclamation. Plus de 70 conseils ont été proclamés élus sans scrutin. Officiellement légale lorsqu’aucune autre liste ne se présente, cette pratique a été dénoncée pour son usage abusif, voire stratégique.
Dans certains cas, des groupes partisans auraient usé de manœuvres dissuasives pour empêcher l’émergence de listes concurrentes : menaces informelles, pressions communautaires, entraves logistiques à l’inscription de candidats. Ces blocages ont réduit à néant le droit fondamental de vote dans des dizaines de localités, transformant des élections en simples formalités d’homologation.
Opaque gestion des urnes et décompte flou
Des témoins ont rapporté des incohérences dans le décompte des voix. Dans plusieurs cas, le nombre de bulletins dépouillés ne correspondait pas au nombre de votants enregistrés. Des urnes ont été transportées sans escorte sécurisée ni surveillance de représentants de candidats. Dans certaines municipalités, les résultats ont été proclamés dans des délais étonnamment rapides, sans publication officielle détaillée des chiffres. L’absence de plateforme numérique de consultation et de mécanisme centralisé de transparence a accentué les soupçons.
Les magistrats supervisant le scrutin n’étaient pas toujours en mesure de répondre aux réclamations sur place. Faute de directives claires ou de formation suffisante, les responsables électoraux ont parfois validé des procédures irrégulières, faute de mieux. Le manque de formation du personnel de bureau de vote a également été souligné, avec des erreurs fréquentes dans la vérification des identités ou le placement des bulletins dans les urnes.
Déficit de contrôle indépendant
Si des organisations de la société civile ont tenté de jouer leur rôle de surveillance, leurs moyens sont restés limités. Le nombre d’observateurs accrédités était insuffisant pour couvrir l’ensemble des bureaux. Dans certaines localités sensibles, les représentants d’ONG ont été empêchés d’entrer ou ont été confrontés à des intimidations.
Le suivi des plaintes électorales a également été problématique. Aucune procédure rapide et centralisée n’a été mise en place pour enregistrer les réclamations et y répondre en temps réel. Les électeurs ayant constaté des anomalies ont rarement pu les signaler efficacement. Dans de nombreux cas, aucune suite n’a été donnée aux plaintes déposées.
Une défiance accrue envers l’ensemble du processus
Ces dysfonctionnements multiples ont contribué à nourrir un sentiment de défiance envers l’institution électorale. Pour une partie de la population, les élections municipales ne sont plus perçues comme un exercice démocratique crédible, mais comme un mécanisme de reconduction des élites locales, validé par des procédures biaisées.
Ce climat de méfiance a alimenté l’abstention, déjà accentuée par la lassitude politique et l’émigration. De nombreux électeurs ont préféré s’abstenir, estimant que leur vote ne changerait rien à la composition des conseils municipaux, tant les jeux semblaient verrouillés à l’avance. L’argument de la transparence, censé relancer la mobilisation civique, a perdu de sa force.
Failles structurelles de l’administration électorale
Derrière les irrégularités ponctuelles, se dessine un problème plus profond : l’absence d’une autorité électorale indépendante, dotée de compétences claires, de moyens suffisants et d’une autonomie réelle. Actuellement, l’organisation du scrutin dépend largement du ministère de l’Intérieur, dont les décisions sont souvent perçues comme orientées politiquement.
Le manque de professionnalisation du processus électoral, l’absence de calendrier fixe, les difficultés d’inscription et de transfert de résidence sur les listes, ainsi que la faiblesse du suivi post-électoral, participent à une crise de légitimité démocratique. Sans réforme structurelle, les élections continueront à reproduire les mêmes défaillances.
Vers une remise à plat du système électoral local ?
La multiplication des critiques pourrait toutefois ouvrir un espace pour une réforme. Des voix s’élèvent en faveur de l’instauration d’une Commission électorale indépendante, de la clarification du cadre juridique applicable aux municipales, et de l’introduction d’un mécanisme numérique de transparence pour la publication des résultats.
Certains plaident également pour la mise en place d’un seuil de candidature obligatoire, pour éviter les acclamations automatiques, ou la limitation du cumul des mandats au niveau local. La nécessité de renforcer le rôle des observateurs civils, d’élargir leur présence et de garantir leur accès aux centres de dépouillement, fait également consensus parmi les réformateurs.
Mais dans un pays en proie à l’instabilité et à la paralysie institutionnelle, ces réformes risquent de rester théoriques. L’absence de volonté politique, la peur de bousculer les équilibres établis et la fragmentation du paysage électoral constituent des freins puissants à tout changement.