Le partenariat énergétique entre l’Irak et le Liban, censé constituer un levier majeur de stabilisation pour les infrastructures nationales, traverse une phase de blocage préoccupante. Le crédit énergétique de 1,2 milliard de dollars, dont 550 millions sont déjà disponibles, reste partiellement inexploité en raison de dysfonctionnements administratifs internes. Cette situation, rapportée par Al Akhbar dans son édition du 9 mai 2025, cristallise les contradictions d’un État incapable de mobiliser ses propres leviers dans un contexte d’urgence énergétique aiguë.
Une opportunité manquée en pleine crise énergétique
Ce crédit irakien avait été négocié en 2022 dans le cadre d’un accord bilatéral visant à renforcer les liens économiques entre Beyrouth et Bagdad. Prévu pour fournir au Liban du fioul à usage électrique en échange de services médicaux et d’expertise, l’arrangement devait permettre de soulager temporairement la pression sur Électricité du Liban (EDL), en grande difficulté depuis l’effondrement financier de 2019.
Or, selon les révélations d’Al Akhbar, une part significative des fonds disponibles n’a toujours pas été utilisée. Les cargaisons de fioul n’ont été que partiellement réceptionnées, et les appels d’offres relatifs à leur transformation dans les centrales libanaises sont retardés par des conflits de compétence entre le ministère de l’Énergie et celui des Finances. La Cour des comptes n’a toujours pas approuvé plusieurs volets techniques du protocole, tandis que la direction de l’EDL fait valoir son incapacité logistique à traiter le carburant non raffiné sans investissements préalables.
Les effets concrets de ce blocage sont multiples : pannes prolongées dans les zones rurales, fonctionnement au ralenti des services hospitaliers publics, et dépendance accrue à l’approvisionnement privé, dont les coûts pèsent lourdement sur les ménages. Les chiffres de la Banque mondiale indiquent que plus de 65 % des Libanais vivent aujourd’hui avec moins de 12 heures d’électricité par jour.
Responsabilités politiques et critique parlementaire
La paralysie de cette ligne de financement irakienne n’est pas seulement technique ; elle soulève des enjeux politiques cruciaux. Le député Ali Hassan Khalil, membre influent du mouvement Amal, a accusé le Premier ministre Nawaf Salam d’« absence de stratégie énergétique globale » et de « laxisme dans l’arbitrage des conflits administratifs ».
Cette attaque vise autant le gouvernement dans son ensemble que la posture de Nawaf Salam, perçu comme un homme de principes mais isolé dans les mécanismes décisionnels. Selon des sources citées dans Al Akhbar, plusieurs ministres technocrates contestent l’absence de directives claires sur l’allocation du crédit, et certains gouverneurs régionaux refusent de valider des circuits de distribution dans leurs zones respectives par crainte de représailles politiques ou judiciaires.
Au Parlement, les auditions de la commission de l’Énergie ont révélé une absence de coordination entre les différents échelons de l’exécutif. Le président de la commission, Nayla Tawk, a souligné que « l’inefficacité des dispositifs de gestion traduit un problème structurel plus profond que la simple question du fioul irakien : celui de l’éclatement des centres de décision ».
Un révélateur de la fragmentation institutionnelle
La gestion de ce crédit énergétique met en lumière un trait systémique de l’État libanais post-2019 : sa fragmentation en pôles de pouvoir incapables de converger vers une vision commune. L’initiative irakienne, bien que soutenue par des partenaires internationaux comme la Banque islamique de développement, s’est heurtée à une architecture institutionnelle devenue dysfonctionnelle.
Le ministère de l’Énergie, historiquement lié à des sensibilités politiques distinctes de celles du Premier ministre, freine certaines procédures par méfiance stratégique. Le ministère des Finances, de son côté, attend une validation technique des organismes de contrôle, eux-mêmes engorgés ou partiellement paralysés. Ce cercle vicieux se nourrit de l’absence de leadership tranché et de la peur de prendre des décisions susceptibles d’engendrer des accusations de corruption ou de favoritisme.
Au-delà du cas spécifique du fioul, cette situation illustre l’impossibilité actuelle de concevoir et d’appliquer une politique publique cohérente sans réformer en profondeur la gouvernance de l’administration libanaise.
Une diplomatie énergétique sous tension
L’Irak, partenaire central dans cet accord, commence à manifester des signes d’impatience. D’après Al Sharq, les autorités irakiennes auraient adressé plusieurs notes verbales à l’ambassade du Liban à Bagdad, demandant des éclaircissements sur l’usage du crédit. La crainte d’un gel unilatéral du partenariat, ou d’un réacheminement des fonds vers d’autres pays partenaires plus réactifs, se fait sentir à Beyrouth.
Ce désengagement éventuel aurait des répercussions non négligeables : perte d’un canal d’approvisionnement stratégique, détérioration de l’image du Liban auprès des bailleurs arabes, et affaiblissement du levier diplomatique régional du gouvernement Salam. Certains diplomates libanais à Bagdad craignent que cette affaire ne soit instrumentalisée par d’autres États pour remettre en cause la fiabilité du Liban dans les partenariats bilatéraux.
Les partenaires européens du Liban, notamment la France et l’Allemagne, suivent également ce dossier de près. Des représentants de l’Union européenne ont exprimé leur inquiétude lors de réunions techniques à Beyrouth, en soulignant que la paralysie de cette ligne de financement pourrait nuire à la stratégie globale de soutien au secteur public.
Perspectives et enjeux futurs
Pour sortir de cette impasse, plusieurs scénarios sont envisagés. Le premier, prôné par les technocrates du ministère de l’Énergie, consisterait à créer une autorité indépendante de gestion de l’aide énergétique, inspirée des modèles de gouvernance appliqués aux fonds de reconstruction. Cette proposition rencontre l’opposition des partis politiques traditionnels, qui y voient un moyen de dessaisissement de leurs réseaux.
Un deuxième scénario, plus réaliste à court terme, repose sur la nomination d’un médiateur intergouvernemental capable de trancher rapidement sur les points techniques bloquants. Cette piste aurait l’appui du président de la République, Joseph Aoun, qui s’est entretenu à ce sujet avec plusieurs représentants de la société civile et des instances internationales, selon une source citée par Al Liwa’.
Enfin, certains analystes plaident pour une renégociation du protocole avec Bagdad, en l’élargissant à des volets d’investissement commun dans les infrastructures énergétiques. Une telle approche nécessiterait toutefois un consensus politique qui semble difficilement atteignable dans la configuration actuelle du gouvernement.
Un test pour la crédibilité de l’exécutif
À travers cette affaire, c’est la capacité même de l’exécutif libanais à gérer un projet structurant qui est mise à l’épreuve. Le crédit irakien devait être un ballon d’oxygène dans une conjoncture d’effondrement énergétique. Il devient, par la force des choses, un symbole de l’enlisement administratif et politique du pays.
Nawaf Salam, malgré sa posture technocratique et sa volonté réformiste affichée, se heurte aux réalités d’un État éclaté. Sa gestion de ce dossier sera scrutée comme un indicateur de sa capacité à dépasser l’obstruction institutionnelle. Faute de quoi, la perte de cette ligne de crédit deviendrait non seulement un revers diplomatique, mais aussi un argument politique contre sa propre crédibilité.