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Inflation en dollars au Liban : Anatomie d’un dérèglement prolongé

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I. Introduction : une parité stabilisée, une inflation persistante

Depuis près de dix-huit mois, la parité entre la livre libanaise et le dollar américain s’est stabilisée autour de 89 000 à 95 000 livres pour un dollar sur le marché parallèle. Ce seuil officieux, devenu la référence effective pour les transactions économiques du quotidien, contraste avec les années précédentes marquées par des vagues successives de dépréciation brutale. En parallèle, l’État libanais a opéré une mutation discrète mais déterminante de son modèle tarifaire : plusieurs services publics sont désormais partiellement ou totalement facturés en dollars frais. C’est le cas des abonnements à Électricité du Liban, dont les factures sont désormais indexées sur le cours du dollar, mais également des régies de l’eau, des télécommunications, des droits de douane et de l’enregistrement foncier. Le tableau suivant illustre cette mutation vers la dollarisation des paiements publics :

Part de paiement en USD dans les services publics (2023)

ServicePart du paiement en USD (%)
Électricité80
Eau60
Télécommunications90
Douanes100
Enregistrement foncier75

Ce basculement progressif vers le dollar a été perçu par une partie des observateurs comme un facteur de stabilisation. En théorie, l’adoption d’une devise étrangère stable permet de briser la spirale de l’hyperinflation domestique, de restaurer la confiance, et de redonner de la prévisibilité aux agents économiques. Toutefois, les données disponibles pour la période 2020–2024 contredisent cette logique. En effet, malgré une stabilité relative du taux de change depuis mi-2023 et une expansion de l’usage du dollar, l’inflation continue de progresser, non seulement en livres libanaises, mais aussi en dollars américains. Les prix affichés et réglés en devise étrangère, supposés être stabilisés, sont eux-mêmes en hausse constante, signe que la dollarisation n’a pas neutralisé les facteurs internes de déséquilibre.

Ce paradoxe est d’autant plus frappant qu’il intervient dans un contexte de désactivation complète des leviers classiques de régulation. La Banque du Liban, dépouillée de ses réserves et de sa légitimité, n’exerce plus de politique monétaire. L’État n’a ni autorité tarifaire cohérente, ni cadre fiscal efficace, ni stratégie de concurrence. Le recours au dollar américain devient alors un aveu de dépossession. En cédant sa souveraineté monétaire à une devise externe, le Liban perd tout levier de compétitivité, de modulation fiscale, de relance par la dépense publique, ou même de ciblage social. La dollarisation, dans ces conditions, ne produit pas une stabilisation mais une inertie dysfonctionnelle.

II. Dépréciation de la monnaie nationale : les quatre années du désastre

Le processus ayant conduit à cette situation débute à la fin de 2019, avec l’effondrement du secteur bancaire libanais. En l’espace de six mois, la livre libanaise entame une chute libre qui la mènera de 1 507,5 LBP pour un dollar à près de 4 000 fin 2020. La spirale s’accélère en 2021, où le taux de change atteint les 8 000 LBP/USD. En 2022, la rupture devient structurelle : le dollar dépasse les 25 000 livres, avant de franchir la barre des 80 000 en début 2023. Depuis lors, une stabilisation fragile s’observe autour de 89 000–95 000. Le tableau suivant synthétise cette évolution du taux de change observé sur le marché parallèle :

Taux de change LBP/USD (moyenne annuelle)

AnnéeTaux de change moyen
20191 507,5
20204 000
20218 000
202225 000
202389 000
202489 500 (estimation)

Cette dépréciation massive, inédite par sa rapidité et son ampleur, a provoqué une hyperinflation directe en livres libanaises. Les données disponibles montrent une envolée des prix sans précédent. L’indice des prix à la consommation a été multiplié par dix entre 2019 et 2024 dans plusieurs catégories. Toutefois, ce phénomène ne s’est pas limité aux prix exprimés en monnaie locale. Dès 2021, les commerçants ont commencé à afficher et à facturer en dollars. Cette transition n’a pas freiné l’inflation : elle l’a transformée. Le tableau ci-dessous en témoigne :

Inflation annuelle en livres libanaises et en dollars (2020–2024)

AnnéeInflation en LBP (%)Inflation en USD (%)
202084,90,0
2021154,825,0
2022171,245,0
2023120,040,0
202480,0 (est.)30,0 (est.)

Ces données confirment une dynamique double. L’inflation en livres libanaises est le produit d’une monnaie dévaluée. L’inflation en dollars, en revanche, est le symptôme d’un dérèglement structurel. Elle montre que, même en l’absence de variation monétaire, les prix continuent d’augmenter en raison de facteurs internes : absence de régulation, anticipation de crise, hausse des coûts réels et fictifs, informalisation des échanges, comportements spéculatifs et effet de précaution.

III. L’économie informelle comme moteur de l’inflation structurelle

L’un des catalyseurs les plus puissants de cette inflation prolongée est la croissance exponentielle de l’économie informelle. Depuis l’effondrement du système bancaire, la majorité des transactions s’effectue hors du cadre institutionnel. Les transferts depuis l’étranger sont acheminés par des réseaux parallèles. Les paiements sont réalisés en cash, entre particuliers ou petites entreprises, sans traçabilité. Les salaires sont réglés en enveloppes, les loyers en espèces, les actes de commerce en dehors du circuit bancaire. Ce basculement a bouleversé la chaîne de formation des prix.

D’une part, l’économie informelle génère des coûts cachés, qui viennent s’ajouter aux prix finaux. Chaque transaction en espèces nécessite une vérification de la source, un transport sécurisé, une conversion potentielle, et une intégration discrète dans un flux économique opaque. Ces opérations, souvent coûteuses, ne sont pas comptabilisées dans les marges classiques, mais elles existent et sont systématiquement répercutées. Un commerçant qui accepte des dollars en cash doit les valider, les transporter, les échanger, ou les utiliser à son tour dans un cadre non bancaire. Chacune de ces étapes comporte des risques : pertes, vols, blanchiment, blocage administratif. Ces risques sont « valorisés » dans le prix final, créant une surcharge structurelle.

D’autre part, cette informalisation empêche toute visibilité macroéconomique. En l’absence de statistiques fiables sur les flux réels, les autorités ne peuvent pas anticiper, réguler ou moduler l’offre. Cette opacité engendre un comportement défensif chez les vendeurs : par crainte d’un resserrement futur ou d’un durcissement fiscal, ils augmentent dès maintenant leurs prix, intégrant une marge de précaution. Cette anticipation systématique du pire crée une inflation autonome, autoentretenue, et indépendante des coûts réels.

IV. Un marché dominé par les monopoles et les anticipations spéculatives

L’inflation en dollars observée au Liban ne s’explique ni par une fluctuation du taux de change, désormais stable depuis près d’un an et demi, ni par une variation brutale des coûts d’importation. Elle est d’abord le fruit d’une structure économique oligopolistique, marquée par la domination persistante de quelques groupes familiaux sur les chaînes d’importation et de distribution. Ces acteurs contrôlent les flux de produits alimentaires, pharmaceutiques, pétroliers et technologiques, dans un environnement totalement dérégulé. Il n’existe ni régulateur de la concurrence fonctionnel, ni autorité de contrôle des marges, ni mécanisme public de veille sur les écarts entre prix d’importation et prix de vente au détail. Ce vide institutionnel permet une formation libre des prix, dans laquelle la logique d’anticipation remplace celle de la concurrence.

Depuis la dollarisation informelle du marché, ces opérateurs fixent leurs prix en dollars sur la base de leurs propres projections de risque, intégrant la probabilité d’un durcissement fiscal, d’un effondrement du système financier, d’une interruption des importations ou d’un retour à une instabilité du taux de change. Cette logique de couverture se traduit par une inflation préventive, où les marges sont ajustées vers le haut non par nécessité mais par précaution. Ce phénomène est visible dans le secteur technologique, où des produits importés à prix stable sont vendus avec une marge de 30 à 50 %, dans la pharmacie où les médicaments génériques coûtent plus cher qu’en Europe, et dans l’alimentaire où certains articles de base sont affichés à des niveaux deux à trois fois supérieurs aux prix de pays voisins utilisant également le dollar.

Cette situation est aggravée par l’absence de données tarifaires publiques, d’indicateurs de référence ou de mécanismes d’alerte sur les abus. Les prix ne sont ni encadrés, ni signalés, ni débattus. Chaque commerçant opère de manière atomisée, sans coordination ni obligation de justification. Le prix devient une variable libre, indexée sur la peur, le risque projeté, et le statut du client. L’absence de contre-pouvoir tarifaire transforme la structure du marché en un espace de rente généralisée.

V. Désarticulation des coûts logistiques, crise des infrastructures et déséquilibres extérieurs

L’une des causes profondes de l’inflation en dollars tient à la désarticulation de la chaîne logistique nationale. Le Liban, pays à économie de consommation et non de production, importe la quasi-totalité de ses biens de consommation, de ses ressources énergétiques, de ses matières premières et de ses produits transformés. Or, la structure infrastructurelle nécessaire pour assurer la réception, le stockage, la transformation et la distribution de ces flux est aujourd’hui totalement dégradée. Le port de Beyrouth, point névralgique des importations, fonctionne à capacité réduite depuis l’explosion du 4 août 2020. Les routes sont en mauvais état, le réseau de distribution interne est désorganisé, l’approvisionnement énergétique repose sur des générateurs privés alimentés au mazout, le froid industriel est instable, la logistique de dernière ligne est aléatoire. Cette inefficacité générale génère un surcoût logistique systémique, qui se répercute sur tous les produits, y compris ceux théoriquement stables en valeur d’importation.

Le cas du carburant est emblématique. Le litre de mazout, qui servait autrefois de base à la production domestique d’électricité, était subventionné jusqu’en 2020. À partir de 2021, avec la levée complète des subventions, son prix est libéralisé et exprimé en dollars. Pourtant, au lieu de refléter le cours international du baril, le prix du litre reste structurellement plus élevé qu’au Golfe ou même qu’en Europe, atteignant entre 0,9 et 1 USD/litre selon les semaines. Ce différentiel ne reflète pas un coût d’approvisionnement mais une série de marges de sécurité intégrées par les importateurs, distributeurs et commerçants. À chaque étape, la précaution devient coût : sécurisation du transport, fluctuation des frais de port, gestion du cash, taxe de passage, coût de l’énergie utilisée pour la manutention.

Ces surcoûts internes, invisibles dans les statistiques monétaires, contribuent à expliquer la dynamique inflationniste autonome du Liban. Ils s’inscrivent dans un déséquilibre macroéconomique plus large, observable dans les agrégats extérieurs. La balance commerciale libanaise reste chroniquement déficitaire, et tend même à s’aggraver. Le pays importe entre 18 et 21 milliards de dollars de biens chaque année, pour des exportations oscillant autour de 2 à 3 milliards, souvent peu diversifiées. Ce déséquilibre est aggravé par une balance des paiements elle-même déficitaire, faute de flux d’investissement ou de rentrées stables.

Balance commerciale et des paiements du Liban (2020–2024)

AnnéeBalance commerciale (M USD)Balance des paiements (M USD)
2020-10 200-1 030
2021-9 600-2 440
2022-9 800-3 210
2023-10 500-2 670
2024-11 000 (est.)-2 950 (est.)

Ces chiffres traduisent une vulnérabilité extrême. Le Liban consomme davantage qu’il ne produit, importe davantage qu’il n’exporte, et dépend pour son équilibre financier des transferts privés de la diaspora et des flux entrants en cash. Cette dépendance à l’extérieur, dans un contexte d’absence d’investissement structurant, signifie que toute pression sur les circuits logistiques, toute contrainte sur les canaux d’importation, toute rupture du financement extérieur se traduit immédiatement par une tension sur les prix. L’inflation devient la variable d’ajustement automatique d’un pays sans outils de régulation, sans monnaie nationale crédible, et sans capacité d’action publique.

Dans ce cadre, les prix en dollars ne sont pas seulement des reflets du coût importé. Ils intègrent la défaillance des infrastructures, l’inefficacité des douanes, l’anticipation de blocages, la variabilité des droits d’entrée, l’aléa énergétique et la peur d’un basculement. L’atomisation du réseau de distribution, combinée à l’incapacité de l’État à exercer une fonction de coordination, transforme la structure tarifaire en un agrégat spéculatif, nourri de facteurs techniques et psychologiques.

VII. Segmentation du marché du travail et désindexation salariale

Depuis le début de la crise économique en 2019, le marché du travail libanais a subi une transformation radicale. La dépréciation de la livre libanaise, combinée à une inflation galopante, a érodé le pouvoir d’achat des salariés. En 2023, le salaire minimum officiel a été fixé à 18 000 000 LBP par mois, soit environ 200 USD au taux de change du marché parallèle . Cependant, cette augmentation reste insuffisante face à une inflation annuelle de 221,34 % en 2023.

Le tableau suivant illustre l’évolution du salaire minimum en USD :

AnnéeSalaire minimum (LBP)Équivalent en USD (taux parallèle)
2019675 000~450
2020675 000~100
2021675 000~50
20229 000 000~200
202318 000 000~200

Cette désindexation salariale a conduit à une précarisation accrue des travailleurs, notamment dans le secteur public, où les salaires n’ont pas suivi l’inflation. De nombreux fonctionnaires ont vu leur rémunération chuter en dessous du seuil de pauvreté, les contraignant à chercher des emplois supplémentaires ou à émigrer.

VIII. Inflation des loyers et des services essentiels

La dollarisation de l’économie a également impacté le secteur immobilier. Les loyers, désormais souvent exigés en dollars, ont augmenté, rendant le logement inaccessible pour une grande partie de la population. Par exemple, à Beyrouth, le loyer mensuel moyen pour un appartement d’une chambre est estimé à environ 250 USD, tandis que les coûts supplémentaires tels que l’électricité, l’eau et l’internet peuvent ajouter 150 à 200 USD supplémentaires .

Les services essentiels, tels que l’électricité et l’eau, ont également vu leurs tarifs augmenter. La fourniture d’électricité publique étant limitée, de nombreux ménages dépendent de générateurs privés, dont le coût mensuel peut atteindre 100 à 200 USD, selon la consommation. Ces dépenses supplémentaires pèsent lourdement sur les budgets des ménages, déjà fragilisés par la baisse des revenus.

IX. Dualisation de l’économie et inégalités croissantes

La crise a accentué la dualisation de l’économie libanaise. D’un côté, une minorité de la population, disposant de revenus en devises étrangères ou de capitaux à l’étranger, continue de mener un train de vie confortable. De l’autre, la majorité des Libanais fait face à une précarité croissante, avec des revenus insuffisants pour couvrir les besoins de base.

Cette dualisation se manifeste également dans l’accès aux services. Les établissements de santé privés, facturant en dollars, sont inaccessibles pour de nombreux citoyens, les contraignant à se tourner vers un système public sous-financé et débordé. De même, l’éducation de qualité, souvent dispensée dans des établissements privés, devient un luxe que peu peuvent se permettre.

X. Anticipation de l’effondrement : inflation préemptive et gestion par la peur

Depuis la rupture du système bancaire en 2019, puis l’incapacité persistante de l’État à mettre en œuvre un plan de stabilisation structurelle, une nouvelle logique s’est imposée dans la formation des prix : l’anticipation du chaos. Dans une économie où l’État ne régule plus, où la monnaie nationale ne joue plus aucun rôle fonctionnel, et où les institutions internationales n’ont aucun levier effectif, les acteurs économiques adoptent un comportement défensif et spéculatif. Les prix sont fixés non pas selon les coûts passés ou présents, mais selon les risques futurs. Cette logique d’inflation préemptive repose sur une projection : la probabilité que le pays connaisse un effondrement total de son système administratif et financier en l’absence d’accord avec le Fonds monétaire international dans l’année à venir.

Ce comportement est rationnel dans un cadre incertain. Si le Liban ne restructure pas ses banques, ne redéfinit pas sa politique fiscale, ne clarifie pas le sort des dépôts, et ne négocie pas un programme cohérent de stabilisation macroéconomique, il est mathématiquement certain que le système parallèle actuel — fondé sur le cash dollar, les transferts privés, les ONG et les circuits informels — s’effondrera. Les prix augmentent donc dès maintenant pour intégrer ce risque. Un commerçant ajuste ses marges pour compenser une future rupture d’approvisionnement. Un propriétaire augmente ses loyers pour se couvrir contre un défaut de paiement. Un fournisseur exige une avance en dollars, incluant dans son tarif une prime d’instabilité. Ce mécanisme transforme chaque acte économique en opération d’assurance privée, dont la prime est intégrée au prix final. C’est ainsi que l’inflation se perpétue sans lien apparent avec les variables monétaires ou douanières.

Cette dynamique n’est pas visible dans les indicateurs classiques. Les indices de prix, même lorsqu’ils enregistrent des hausses en dollars, ne révèlent pas que ces hausses sont parfois déconnectées de toute logique marchande. Elles relèvent d’une logique d’anticipation du risque, qui est elle-même le produit de l’absence d’accord institutionnel global.

XI. La paralysie financière comme source d’inflation

L’absence d’accord avec le FMI signifie également le gel du système bancaire, incapable de remplir ses fonctions primaires de transformation des dépôts en crédit, d’intermédiation financière, et de soutien aux investissements. Depuis 2020, les banques libanaises fonctionnent en mode résiduel. Elles gèrent des comptes en dollars locaux bloqués, sans fournir de nouveaux crédits, sans émission de lettres de crédit pour l’importation, sans confiance ni solvabilité. Les taux d’intérêt sont déconnectés de toute réalité économique, les outils monétaires sont inopérants, et la Banque du Liban n’assure plus son rôle de régulateur ou de prêteur en dernier ressort. Dans cette configuration, toute transaction économique devient risquée, lourde, inefficace. Un importateur ne peut plus financer son achat, un producteur local n’a pas accès à l’investissement, un commerçant ne peut ni placer ni mobiliser ses excédents. Cette situation génère une inflation financière implicite : tout financement coûte plus cher parce qu’il doit être assuré par du capital immédiat en dollars frais.

En l’absence de circuit bancaire fonctionnel, les flux financiers passent par des canaux parallèles : argent en espèces, OMT, hawala, paiements directs par la diaspora. Chaque canal introduit une perte d’efficacité et un surcoût, qui sont intégrés dans la structure des prix. Un bien qui pouvait être financé à crédit ou adossé à une lettre de garantie coûte désormais plus cher car il doit être payé immédiatement, souvent en cash, avec tout ce que cela implique en matière de sécurité, de fiscalité et de risques opérationnels. Le coût du crédit étant devenu infini ou inexistant, les marges commerciales augmentent pour tenir lieu de couverture de trésorerie. Le prix devient un substitut au financement.

Cette inflation indirecte liée à la paralysie bancaire est aujourd’hui l’un des moteurs les plus puissants de la hausse des prix en dollars. Elle ne disparaîtra pas tant qu’un accord global sur la restructuration du secteur financier n’aura pas été signé, mis en œuvre, et accompagné d’une garantie institutionnelle.

XII. Risque de dislocation macroéconomique et perte de souveraineté

Le recours généralisé au dollar américain comme moyen de paiement de facto, puis comme unité de compte officielle dans les services publics, a permis d’éviter un effondrement immédiat de la vie économique. Mais ce choix, faute d’être encadré par une politique cohérente, aggrave les risques structurels du pays. La dollarisation prive l’État libanais de tout outil monétaire. Il ne peut plus fixer un taux d’intérêt, réguler la masse monétaire, moduler les liquidités, ajuster le change, ni intervenir pour soutenir un secteur en difficulté. En renonçant à sa monnaie, le pays renonce à sa capacité de pilotage économique. C’est une perte de souveraineté déguisée en solution technique.

Ce renoncement a un coût économique direct : le Liban ne peut plus jouer sur le levier de la compétitivité prix pour ses exportations, ni dévaluer pour rééquilibrer sa balance courante. Il est donc condamné à une position déficitaire chronique, sans capacité d’ajustement. Il subit les cycles du dollar américain, sans pouvoir les amortir. Lorsque le dollar se renforce, les prix locaux deviennent inaccessibles pour les consommateurs. Lorsque les taux d’intérêt américains augmentent, les conditions de financement se durcissent localement. Le Liban, sans monnaie propre, est exposé au risque de politiques monétaires étrangères sur lesquelles il n’a aucun contrôle.

Sur le plan politique, cette perte de souveraineté se traduit par une dépendance croissante à des acteurs non étatiques. Les ONG, les agences de coopération, les transferts familiaux, les fonds humanitaires remplacent le budget national. L’économie fonctionne par à-coups, selon les flux entrants ou les crises géopolitiques. Cette configuration empêche toute planification, toute réforme structurelle, tout redémarrage institutionnel. L’État, marginalisé, ne peut ni investir, ni redistribuer, ni arbitrer. Le prix devient l’unique outil de régulation. Dans ce cadre, l’inflation en dollars est le reflet d’une économie sans souverain, où la valeur est fixée par l’instinct de survie, non par la loi ni par la politique.

XIII. Inflation sur les biens non échangeables : la logique de contagion

Dans une économie dollarisée de manière informelle mais sans pilotage politique, il n’existe pas de barrière entre les secteurs exposés au commerce international et ceux relevant de la consommation domestique. Ainsi, même les biens non échangeables — services personnels, logement ancien, alimentation locale, artisanat, petits métiers — sont affectés par une inflation en dollars. Cette situation est théoriquement paradoxale : dans un pays où l’immobilier ancien est amorti, où les coiffeurs, les taxis collectifs ou les petits commerçants opèrent en dehors des circuits d’importation, on pourrait attendre une relative stabilité des prix. Or, la réalité est inverse. Les prestataires de services 100 % locaux, privés d’accès aux infrastructures, sans sécurité sociale, sans crédit, sans prévisibilité, augmentent leurs prix de manière constante, souvent en dollars, parfois à un niveau supérieur à celui des biens importés.

Ce phénomène résulte de deux dynamiques convergentes. La première est mécanique : les coûts de base des prestataires ont été eux-mêmes dollarisés. Pour se déplacer, il faut acheter du carburant en dollars. Pour s’éclairer, utiliser un générateur facturé en dollars. Pour louer un local, verser un loyer en dollars. Ces charges, bien que non liées au commerce international, intègrent une logique importée. La seconde est comportementale : les acteurs locaux s’alignent sur les prix perçus comme légitimes dans un environnement inflationniste. La perception de la valeur se transforme. Le prix demandé devient un mécanisme de compensation, un miroir des conditions globales, une réaction à la perte de pouvoir d’achat cumulée sur plusieurs années.

Un coiffeur de quartier qui facturait 20 000 LBP en 2019 demande désormais 10 à 15 USD pour une coupe. Un médecin généraliste qui facturait 40 000 LBP avant la crise exige aujourd’hui 30 à 40 USD. Ces hausses ne sont pas issues d’une évolution qualitative du service, mais d’une nécessité de survie dans un environnement où tout est devenu coûteux, incertain, et déconnecté du cycle économique normal. L’économie informelle absorbe l’inflation de l’économie marchande et la répercute selon ses propres règles. Et pourtant les salaires n’ont pas suivi le même chemin tout comme la pauvreté qui n’a fait qu’augmenter.

XIV. Le prix comme marqueur social et symbole de segmentation

Dans une économie fragmentée, les prix cessent d’être de simples indicateurs de coût ou d’offre et demande. Ils deviennent des marqueurs sociaux. Au Liban, depuis la généralisation de l’usage du dollar, le prix d’un bien ou d’un service ne reflète plus uniquement son coût de production, mais surtout le statut du client, le positionnement du vendeur, la géographie du point de vente, et la perception implicite de solvabilité. Il existe plusieurs échelles de tarification parallèles : celle pour les résidents avec revenu en livres, celle pour les titulaires de dollars frais, celle pour les expatriés ou les touristes, celle pour les clients fidèles, celle pour les clients inconnus. Le prix devient une variable d’identité.

Ce phénomène est particulièrement visible dans les services non régulés : coiffeurs, taxis, soins médicaux, alimentation de proximité. Il se manifeste aussi dans la grande distribution, où certains produits affichent une variation de 20 à 30 % selon la zone géographique ou la franchise. Le même produit peut coûter 3 USD dans un quartier populaire et 4,5 USD dans un quartier résidentiel. Ces écarts ne relèvent pas de la logistique, mais d’une lecture implicite du pouvoir d’achat supposé du consommateur.

Dans ce contexte, les prix remplissent une fonction symbolique autant qu’économique. Ils signalent l’appartenance à une classe, l’accès à une devise, la stabilité d’un revenu, la protection d’un réseau. Ils cessent d’être négociés ou régulés. Ils sont subis ou contournés. Cette logique rend toute politique de lutte contre l’inflation inopérante. Tant que le prix joue un rôle social, il n’est plus réductible à une formule économique. Il ne répond ni aux taux directeurs, ni à la concurrence, ni à l’équilibre offre-demande.

XV. Désarticulation finale : absence d’ancrage monétaire, absence de valeur de référence

La conséquence ultime de ce processus est la désarticulation complète de la chaîne de valeur. Dans un pays sans autorité tarifaire, sans système bancaire fonctionnel, sans crédit, sans contrôle de marché, sans transparence des flux, les prix se forment dans un vide régulateur. Chaque acteur économique fixe ses tarifs selon sa propre anticipation du risque, de l’opportunité ou de la survie. Il n’existe plus de point d’ancrage. La monnaie nationale n’est plus utilisée pour fixer les prix. Le dollar américain, bien qu’employé comme unité de compte, n’offre pas de stabilité réelle, car son usage est déformé par le système informel et par l’anticipation de crises futures. Aucun indice de prix public n’est reconnu. Aucun plafond n’est imposé. Aucun mécanisme de correction ne s’applique.

Dans cette configuration, le prix devient l’expression d’un équilibre de pouvoir momentané entre vendeur et acheteur, dans un contexte de défiance mutuelle. L’inflation cesse d’être un phénomène statistique. Elle devient un mode de fonctionnement. L’économie s’adapte non pour croître, mais pour ne pas sombrer. Les mécanismes de marché sont remplacés par des stratégies de court terme, où la maximisation de la marge individuelle prime sur toute rationalité collective. Le Liban se trouve ainsi dans une économie post-monétaire, où les règles classiques de la macroéconomie sont suspendues, où les prix sont à la fois trop hauts pour la majorité des consommateurs, et insuffisants pour relancer l’investissement ou la production.

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