En mars 2025, le Liban, un pays de 5 millions d’habitants, ploie sous le poids de plus d’un million de réfugiés syriens, un fardeau démographique qui représente environ un quart de sa population. Cette crise, née de la guerre civile syrienne débutée en 2011, s’est transformée en un enjeu politique explosif, exacerbant les divisions internes et les tensions régionales. Alors que le Liban traverse une crise économique sans précédent – un PIB réduit à 18 milliards de dollars contre 55 milliards en 2018 et une inflation de 250 % – l’incapacité du pays à subvenir aux besoins de ces réfugiés alimente un débat brûlant. Plusieurs factions politiques, des Forces libanaises au Hezbollah, réclament leur retour en Syrie, invoquant des pressions économiques, une concurrence accrue pour les emplois et les services publics, ainsi que des accusations d’activités illégales impliquant certains groupes syriens. Pourtant, Damas, sous un nouveau régime depuis la chute de Bachar el-Assad en décembre 2024, refuse de garantir leur sécurité, bloquant tout rapatriement forcé. Entre impératifs humanitaires, luttes de pouvoir et ingérences étrangères, la crise des réfugiés syriens menace de faire imploser un Liban déjà au bord du gouffre.
Un fardeau démographique écrasant
Le Liban est devenu une terre d’asile par défaut pour les Syriens fuyant la guerre civile qui a éclaté en mars 2011. En 2025, le pays héberge officiellement 1,2 million de réfugiés syriens enregistrés auprès du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), bien que le gouvernement libanais avance un chiffre plus proche de 1,5 million, incluant ceux non enregistrés. Ce flux massif a débuté dès 2012, lorsque des centaines de milliers de Syriens ont traversé une frontière poreuse, fuyant les bombardements, la répression et l’avancée des groupes djihadistes. À cela s’ajoutent environ 300 000 réfugiés palestiniens, vestiges d’une crise antérieure, portant la proportion de réfugiés à près d’un tiers de la population totale.
Cette densité – la plus élevée au monde par habitant – exerce une pression colossale sur un pays de 10 452 kilomètres carrés, soit à peine plus grand que la région Île-de-France. Contrairement à la Jordanie ou à la Turquie, qui ont établi des camps officiels comme Zaatari ou des zones urbaines structurées pour les 3,6 millions de Syriens qu’elle accueille, le Liban a refusé de créer des camps formels, par crainte d’une implantation permanente rappelant le précédent palestinien. En 2025, 70 % des réfugiés syriens vivent dans des abris de fortune – tentes, garages, bâtiments abandonnés – dans des régions comme la Bekaa, Tripoli et le sud de Beyrouth, souvent sans accès à l’eau potable ou à l’électricité. Cette dispersion amplifie leur impact sur les infrastructures : en 2024, la consommation d’eau a augmenté de 30 % dans la Bekaa, tandis que les écoles publiques, déjà sous-financées, ont dû accueillir 200 000 enfants syriens sur les 400 000 en âge scolaire, saturant un système éducatif en crise.
La chute du régime d’Assad en décembre 2024 a ravivé l’espoir d’un retour, mais les chiffres restent modestes : entre décembre et mars 2025, seuls 50 000 Syriens ont franchi la frontière depuis le Liban, selon le HCR, loin des attentes de Beyrouth. Les conditions en Syrie – 95 % de la population sous le seuil de pauvreté, 15 millions dépendant de l’aide humanitaire – et l’instabilité persistante sous un gouvernement intérimaire dominé par des islamistes expliquent cette réticence. Pour le Liban, cette situation transforme une crise temporaire en un problème structurel, alimentant un ressentiment croissant parmi une population libanaise elle-même plongée dans la misère, avec 85 % vivant sous le seuil de pauvreté en 2025.
Une crise économique qui étrangle l’accueil
L’effondrement économique du Liban, amorcé en 2019, a transformé l’accueil des réfugiés syriens en un luxe que le pays ne peut plus se permettre. La livre libanaise, qui valait 1 500 pour un dollar avant la crise, s’échange à 150 000 sur le marché noir en mars 2025, tandis que les réserves de la Banque du Liban ont chuté à 8 milliards de dollars, contre 36 milliards en 2018. Cette dévaluation a fait exploser le coût de la vie : le panier alimentaire de base, qui coûtait 50 dollars en 2019, atteint 300 dollars en 2025, inabordable pour 90 % des réfugiés syriens et une majorité de Libanais. Dans ce contexte, l’État, incapable de payer ses fonctionnaires – les salaires des soldats sont tombés à 50 dollars par mois – n’a ni les moyens ni la volonté de subvenir aux besoins des Syriens.
Avant 2019, le Liban recevait une aide internationale substantielle : entre 2011 et 2023, le HCR et ses partenaires ont injecté 8 milliards de dollars pour soutenir les réfugiés et les communautés d’accueil. Mais en 2025, cette aide s’est tarie : les donateurs, focalisés sur la reconstruction syrienne et les crises en Ukraine et à Gaza, ont réduit leurs contributions à 1,5 milliard de dollars en 2024, contre 2,5 milliards en 2022. Résultat : les programmes alimentaires du Programme alimentaire mondial (PAM), qui nourrissaient 1,1 million de Syriens en 2023, ne couvrent plus que 600 000 personnes en 2025, tandis que les allocations mensuelles de 20 dollars par famille ont été suspendues en février. Cette baisse a laissé les réfugiés dans une précarité extrême : 49 % des ménages syriens souffrent d’insécurité alimentaire, et 70 % ont réduit leurs repas à un par jour.
Les factions politiques libanaises, unanimes sur peu de choses, convergent sur un point : l’incapacité économique justifie le retour des Syriens. En février 2025, le Premier ministre Nawaf Salam, à la tête d’un gouvernement technocratique formé le 8 février, a déclaré lors d’une conférence à Beyrouth que « le Liban ne peut plus porter ce fardeau seul » et a appelé à un « rapatriement organisé ». Les Forces libanaises, un parti chrétien, vont plus loin, estimant que la crise économique – aggravée par la corruption et l’explosion du port de Beyrouth en 2020, qui a coûté 15 milliards de dollars – est amplifiée par une population réfugiée qui « draine des ressources déjà inexistantes ». Cette rhétorique, relayée par des campagnes médiatiques, alimente un sentiment anti-syrien, transformant une question humanitaire en un débat politique virulent.
Compétition pour les emplois et les services : une guerre des pauvres
La présence massive de réfugiés syriens a bouleversé le marché du travail et les services publics, attisant les tensions avec les Libanais. En 2025, 70 % des Syriens vivent dans des zones urbaines ou périurbaines – Tripoli, Saïda, Beyrouth – où ils occupent des emplois journaliers dans la construction, l’agriculture et les services de nettoyage, secteurs que le gouvernement a réservés aux Syriens depuis 2014 pour limiter leur intégration. Ces travailleurs, souvent sans permis légal, acceptent des salaires dérisoires – 2 à 5 dollars par jour – contre 15 dollars pour un Libanais avant la crise, créant une concurrence féroce dans une économie où le chômage touche 40 % de la population active.
Dans la Bekaa, où 40 % des réfugiés syriens résident, les agriculteurs libanais se plaignent d’une baisse des salaires agricoles de 50 % depuis 2015, attribuée à une main-d’œuvre syrienne bon marché. À Tripoli, des commerçants locaux dénoncent l’émergence de boutiques syriennes informelles, qui vendent à bas prix grâce à une économie souterraine échappant aux taxes. En 2024, une étude a estimé que les Syriens occupaient 20 % des emplois informels au Liban, un secteur représentant 60 % de l’économie totale en 2025. Cette compétition, bien que marginale en chiffres absolus, est perçue comme une menace existentielle par une population libanaise appauvrie, qui voit dans les réfugiés un bouc émissaire commode pour ses propres malheurs.
Les services publics, déjà fragiles avant 2019, sont au bord de l’effondrement. En 2025, les hôpitaux publics, qui fonctionnent avec 20 % de leur capacité faute de carburant et de médicaments, ont vu leurs admissions augmenter de 25 % avec les Syriens, tandis que les écoles accueillent deux fois plus d’élèves qu’en 2010, avec des classes surchargées de 50 enfants contre 30 auparavant. L’électricité, limitée à deux heures par jour, et l’eau, rationnée dans 60 % des municipalités, sont devenues des ressources disputées : en 2024, des affrontements ont éclaté à Akkar entre Libanais et Syriens pour l’accès à un puits, faisant 5 blessés. Ces tensions, amplifiées par une couverture médiatique hostile, ont conduit des municipalités à imposer des couvre-feux aux Syriens – comme à Jounieh en 2023 – et à expulser des familles entières, avec 2 800 déportations par l’armée en 2024.
Les accusations d’activités illégales : un prétexte explosif
Un autre argument brandi par les factions politiques pour justifier le retour des Syriens est leur prétendue implication dans des activités illégales. En 2025, les Forces libanaises et des figures sunnites comme Saad Hariri ont accusé des groupes syriens de trafic de drogue, de vols et même d’actes terroristes, citant des incidents comme l’assassinat de Pascal Sleiman, un responsable chrétien, en avril 2024, attribué par l’armée à un « gang syrien ». Ces accusations, bien que souvent exagérées, ont un écho puissant : en 2024, le ministère de l’Intérieur a rapporté une hausse de 15 % des crimes mineurs dans les zones à forte concentration de réfugiés, comme Tripoli, où les vols à l’étalage ont bondi de 20 % depuis 2022.
Le Hezbollah, paradoxalement, partage ce discours, bien que pour des raisons différentes. En février 2025, un député du parti a dénoncé les Syriens comme une « menace sécuritaire » dans le sud, où des affrontements avec Israël en 2024 ont tué 4 100 personnes et déplacé 1,4 million de Libanais. Le groupe chiite, affaibli par la perte de 4 000 combattants et de 70 % de son arsenal, voit dans les réfugiés un risque d’infiltration par des éléments hostiles, notamment après la chute d’Assad, qui a coupé ses lignes d’approvisionnement iraniennes via la Syrie. En 2025, l’armée libanaise a arrêté 15 Syriens soupçonnés de liens avec des cellules djihadistes dans la Bekaa, alimentant les récits d’insécurité.
Ces accusations, bien que fondées sur des cas isolés, servent de prétexte politique. En 2024, des ratonnades anti-syriennes ont suivi l’affaire Sleiman, avec des expéditions punitives dans des quartiers comme Bourj Hammoud, où 50 Syriens ont été blessés en une nuit. Cette violence, relayée par des médias accusant les Syriens de « voler le travail » ou de « faire trop d’enfants », transforme une minorité criminelle en un stéréotype généralisé, légitimant les appels au rapatriement dans un climat de xénophobie croissante.
Damas et le blocage du retour : une impasse sécuritaire
Malgré les pressions libanaises, le retour des réfugiés reste entravé par l’attitude de Damas. La chute de Bachar el-Assad en décembre 2024, après une offensive éclair de la coalition islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTS), a porté au pouvoir un gouvernement intérimaire fragile, basé à Damas. Ce régime, soutenu par la Turquie mais contesté par des poches de résistance kurdes et chrétiennes, n’offre aucune garantie de sécurité. En 2025, 95 % des Syriens vivent sous le seuil de pauvreté, et 15 millions dépendent de l’aide humanitaire, tandis que des violences sporadiques – 500 morts depuis janvier – persistent dans des zones comme Alep et Idlib.
Le Liban a organisé des retours « volontaires » depuis 2017, rapatriant 22 200 Syriens via des convois coordonnés avec Damas sous Assad. En 2025, sous Salam, ce programme s’est accéléré : 330 Syriens ont quitté Ersal le 14 février, et 50 000 au total depuis décembre 2024. Mais ces chiffres masquent une réalité sombre : des ONG rapportent que 70 % des rapatriés depuis 2022 ont été arrêtés, torturés ou enrôlés de force par l’ancien régime, et le nouveau gouvernement n’a pas levé ces craintes. En janvier 2025, HTS a promis une amnistie, mais des exactions contre des minorités – incendie d’un sapin de Noël à Damas, attaques contre des chrétiens – ont poussé 10 000 Syriens à fuir vers le Liban depuis décembre, inversant le flux.
Damas refuse tout rapatriement forcé sans garanties internationales, arguant que la Syrie manque d’infrastructures – 60 % des bâtiments détruits, 80 % du réseau électrique hors service – pour accueillir 6,6 millions de réfugiés dispersés dans la région. Le Liban, soutenu par des partis comme les Forces libanaises, envisage des expulsions massives : en 2024, l’armée a déporté 2 800 Syriens par voie terrestre, malgré les alertes d’Amnesty International sur des risques de torture. En mars 2025, cette politique reste bloquée : le HCR refuse de cautionner des retours forcés, et l’UE, qui a promis 1 milliard d’euros pour la reconstruction syrienne, conditionne son aide à des assurances sécuritaires que HTS ne peut fournir.
Un enjeu politique explosif : divisions et impasses
La crise des réfugiés syriens a transformé le paysage politique libanais en un champ de bataille. Les Forces libanaises, menées par Samir Geagea, militent pour une expulsion totale, arguant que les Syriens « menacent l’équilibre démographique » – une référence au Pacte national de 1943, qui garantit un partage confessionnel fragile entre chrétiens, sunnites et chiites. En février 2025, Geagea a proposé un plan de rapatriement de 500 000 Syriens d’ici 2026, financé par l’Arabie saoudite, mais sans accord de Damas, cette idée reste lettre morte. Le Hezbollah, malgré son alliance passée avec Assad, soutient un retour contrôlé pour stabiliser le sud, où ses bases ont été dévastées en 2024, mais refuse une politique qui renforcerait HTS, son rival idéologique.
Le gouvernement de Salam, technocratique et faible – 35 % d’approbation en mars 2025 contre 60 % en janvier – est paralysé par ces divisions. En février, une session parlementaire sur les réfugiés a dégénéré en affrontements verbaux entre Amal, qui accuse les Syriens de « parasitisme », et le Parti socialiste progressiste (PSP) de Walid Joumblatt, qui plaide pour une solution humanitaire. Cette cacophonie reflète un Liban incapable de s’entendre sur une stratégie : expulser viole le principe de non-refoulement, héberger épuise un pays en faillite, et attendre expose à une révolte sociale. En 2025, des manifestations anti-syriennes ont mobilisé 10 000 personnes à Beyrouth le 15 février, tandis que des contre-rassemblements pro-réfugiés, plus modestes, ont réuni 2 000 personnes à Saïda.
Une crise régionale aux répercussions globales
La crise des réfugiés syriens au Liban dépasse ses frontières, impliquant des acteurs régionaux et internationaux. La Turquie, qui héberge 3,6 millions de Syriens, soutient HTS et bloque les retours depuis le Liban pour éviter un afflux incontrôlé à sa frontière sud. L’Iran, affaibli par la perte d’Assad, limite son influence au Hezbollah, tandis que l’Arabie saoudite, hostile à HTS, hésite à financer un rapatriement qui renforcerait un régime islamiste. L’UE, via la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, presse le Liban de respecter les droits humains, mais son aide – 1,5 milliard d’euros en 2024 – ne compense pas le désengagement américain sous Trump, qui a réduit ses contributions à 200 millions de dollars en 2025 contre 1 milliard en 2022.
Cette impasse expose le Liban à un risque d’implosion. En 2025, l’économie informelle syrienne – 20 % des emplois – soutient paradoxalement un pays en ruines, mais la xénophobie croissante menace cette coexistence. Si le rapatriement échoue, les tensions pourraient dégénérer en violence généralisée, comme en 2024 après l’affaire Sleiman, ou pousser des milliers de Syriens vers Chypre, où 821 ont été interceptés entre 2022 et 2024. La crise des réfugiés syriens, un enjeu politique explosif, teste les limites d’un Liban au bord du précipice, où chaque décision – expulser, accueillir ou attendre – pourrait allumer la mèche d’un chaos incontrôlable.