grayscale photo of explosion on the beach
Photo by Pixabay on Pexels.com

Laurent Bibard, ESSEC

Nous avons, du fait des circonstances, des plus locales aux plus vastes l’occasion de reprendre clairement conscience du fait que nous sommes mortels. Dans un contexte de crise climatique et deux ans après le début de la pandémie de Covid-19, le monde s’inquiète désormais de voir le président russe Vladimir Poutine agiter la menace de l’arme nucléaire en Ukraine et des conséquences de fin du monde qui en découleraient.

Redécouvrir vraiment que nous sommes mortels pourrait sembler une catastrophe, et c’est tout le contraire. Voici pourquoi : croire que nous sommes immortels, c’est se tromper fondamentalement sur nous-mêmes.

Nos habitudes de faire l’autruche ont la vie dure. Nous avons cru pendant quelques décennies que nous avions dépassé les problèmes les plus importants. Nous sommes devenus hyper-consommateurs, nous parions sur les nouvelles technologies et l’« intelligence artificielle ».

À l’image d’Elon Musk qui promet les premières implantations de puces dans les cerveaux humains dans l’année, nous résistons difficilement aux promesses d’immortalité du transhumanisme, sans réflexion sur ce que cela signifie ou signifierait si l’on rêve à une immortalité acquise grâce aux biotechnologies, entre autres.

La recherche du profit à tout crin a aussi de son côté la vie dure. Nous ne jurons que par les marchés et une économie d’entrepreneurs et de start-up. Ceci malgré une crise du climat gigantesque et les conflits de toute part, y compris en Europe… Nous sommes forts pour nous bercer d’illusions. Et nous continuons le plus souvent nos routes comme si de rien n’était.

Nous rêvions d’un contrôle et d’une transparence totale du réel. Jusqu’à l’ivresse. L’ivresse non plus d’un rêve d’immortalité, pis : d’une présupposition d’immortalité. Nous nous posons des problèmes d’immortels. Or nous sommes mortels, le monde tel qu’il devient nous le redit assez.

Mais nous nous entêtons dans ce que l’on a emmagasiné de croyances notamment depuis 1989, depuis ce moment où a pu être crédible un temps le principe « TINA », pour « There is no alternative » (il n’y a pas d’alternative). Sous-entendu, il n’y a pas d’alternative au libéralisme à tout crin, aux nouvelles technologies, à la présupposition que nos corps sont infiniment plastiques, et que l’on peut, sur tous les plans allant de la santé au sexe, en faire absolument ce que l’on veut.

Idéologies d’aujourd’hui

Comme le disait Jacques Brel, nous nous posons des problèmes d’immortels, alors que nous sommes mortels, et nous avons envie de l’oublier. Mais le redécouvrir a du bon, et plus encore : notre désir d’immortalité entraîne un déni de réalité des autres et de nous-mêmes. Redécouvrir que nous sommes mortels nous éveille de nouveau aux autres, et à nous-mêmes.

Reconnaître notre vulnérabilité et notre finitude a d’abord pour effet la redécouverte du sens de la solidarité. Cela nous ouvre à faire désormais plus attention aux autres que ce qui est de coutume. Par exemple à nos prédécesseurs, aux personnes âgées.

Ces dernières semaines, les cas de maltraitances dans les Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), révélées dans le livre Les Fossoyeurs du journaliste Victor Castanet, sont venus rappeler cruellement que le sort des personnes âgées est de plus en plus massivement celui de l’isolement et de l’épuisement.

Rien qu’à observer ce que nous devenons à vivre ainsi, nous devrions avoir la lucidité d’endiguer à la racine les illusions d’immortalité qui nous taraudent, nous fascinent, nous font perdre tout sens de la réalité, de la réflexion, et du sens de nos vies.

Reconnaître notre finitude nous aide à nous dessiller le regard sur notre situation. En nous réapprenant l’honnêteté, le sens de la contradiction, et la complexité du monde.

Jusqu’ici, pris dans une ère de surconsommation, de course de plaisir en plaisir, de nouveaux produits en nouveaux produits, nous étions en pleine contradiction. Car tout en surconsommant de tout, nous étions capables de clamer que nous nous inquiétons du climat, des crises géopolitiques en cours et à venir, de l’environnement, des questions de santé publique, de la défense des libertés.

Bref, de toutes sortes de choses qui font les idéologies d’aujourd’hui.

Savoir que l’on est mortel, le savoir vraiment, est une chance : celle de saisir chaque instant tel qu’il s’offre, totalement.

La prise de conscience de notre mortalité est sans doute à la racine du sens même de nos vies. Nous étions en train de l’oublier plus que jamais. Du fait des illusions que favorisent les nouvelles technologies avec la kyrielle indéfinie des « mondes » virtuels qu’elles rendent possibles. Mais les mondes virtuels ne sont que virtuels. Ils ne sont pas les mondes de la vraie vie et de la vraie mort. Or jusqu’à nouvel ordre à tous égards, nous n’avons vous et moi qu’une vie qui nous soit connaissable, ici et maintenant. Et nous n’aurons toutes et tous qu’une mort.

Le temps du seul essai

La plus heureuse des morts est sans doute du style de celle d’un homme comme Emmanuel Kant, qui a eu le temps de prendre conscience qu’il allait mourir, et juste avant, d’éprouver et de dire : « es ist gut » (« c’est bien »). C’est bien, c’est-à-dire : j’ai vécu comme je pensais qu’il fallait tenter de vivre. J’ai à la fois fait ce que je devais tenter de faire, et véritablement vécu.

Le temps d’un essai. Le temps du seul essai qui nous soit donné sur cette Terre, aussi fait soit-il de multiples étapes, découvertes, tentatives. Encore faut-il pour que l’essai soit composé de véritables tentatives, vivre pleinement ces dernières. Comme si c’était à chaque fois la dernière fois. Chaque jour le dernier jour. Alors chaque jour est intensément vécu, éprouvé, accueilli, d’autant plus riche.

Un proverbe tibétain dit qu’il faut vivre chaque jour comme si c’était le dernier, et apprendre comme si l’on en avait pour l’éternité :

« Apprends comme si tu devais vivre pour toujours et vis comme si tu devais mourir ce soir ».

Nous, nous inversons les choses. Nous vivons comme si l’on savait tout. Il est grand temps que nous réapprenions que c’est « lorsque notre propre mort (nous)… dit quelque chose », que nous commençons à vivre, comme le dit le philosophe Alexandre Kojève. Nous accomplissons alors pleinement notre humanité. On vit alors chaque jour comme si c’était le dernier, en apprenant comme si cela n’allait jamais s’arrêter.

Si malheureusement les circonstances actuelles, dont la situation politique, nous réveillent, on peut se dire qu’en un certain sens c’est une chance à saisir. Il y a parmi les humains, certaines et certains dont le métier est de cultiver le sens du présent ici et maintenant, qui le recréent plus intensément que quiconque : les artistes. Nous avons intérêt à nous mettre à l’écoute de ceux d’entre eux que nous aimons, si nous voulons réapprendre à vivre.

Pour qu’il ne soit jamais, comme le craignait Aragon, trop tard.

Laurent Bibard, Professeur en management, titulaire de la chaire Edgar Morin de la complexité, ESSEC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Un commentaire?