Dans les années 1960 et 1970, la rue Hamra, au cœur de Beyrouth, était bien plus qu’une simple avenue commerçante ; elle incarnait une époque de prospérité, de modernité et de cosmopolitisme dans la capitale libanaise. En tant que centre culturel, artistique et économique, cette rue a joué un rôle majeur dans le façonnement de l’identité libanaise moderne, avant que la guerre civile ne vienne bouleverser ce paysage florissant.
Le poumon de Beyrouth
À l’époque, Hamra était l’âme de Beyrouth. Longue artère commerçante bordée de cafés, de théâtres, de cinémas, et de boutiques de luxe, elle symbolisait l’effervescence d’une ville en pleine croissance. Les Libanais, les expatriés, et les touristes se croisaient dans cette rue animée où l’on pouvait entendre parler l’arabe, le français, l’anglais et même l’arménien. C’était le lieu où les cultures se rencontraient, où l’Orient flirtait avec l’Occident, dans un décor de modernité où l’ancien et le nouveau coexistaient harmonieusement.
Une scène intellectuelle et artistique en effervescence
L’un des aspects les plus marquants de cette époque était l’effervescence culturelle qui régnait à Hamra. Les cafés comme Modca et Horse Shoe étaient des lieux de rencontre pour les intellectuels, les écrivains et les artistes de renom. Des figures telles que Ghassan Kanafani, un des écrivains les plus influents du monde arabe, y trouvaient refuge pour écrire et discuter. Ces lieux servaient aussi de scène pour les débats politiques animés, alors que le Liban occupait une place géopolitique centrale au Moyen-Orient.
La proximité immédiate avec l’Université américaine de Beyrouth (AUB), l’une des plus prestigieuses institutions académiques de la région, renforçait cette atmosphère intellectuelle. De nombreux étudiants, professeurs et chercheurs s’installaient dans les cafés d’Hamra après les cours pour échanger des idées et débattre de sujets académiques, artistiques ou politiques. L’AUB, avec son campus étendu surplombant la Méditerranée, attirait une élite internationale et arabe, contribuant à faire de Hamra un carrefour cosmopolite et multiculturel. L’influence de cette université sur la vie intellectuelle et sociale de la rue Hamra était indéniable, en faisant un lieu de passage obligé pour ceux en quête de savoir et de débats enrichissants.
Les théâtres, notamment le Théâtre al-Madina et le Théâtre de Hamra, offraient des spectacles allant de pièces de théâtre classiques à des œuvres avant-gardistes, attirant des foules avides de culture. Des artistes comme Fairouz, la célèbre chanteuse libanaise, faisaient partie de cet univers vibrant, imprégnant la scène musicale de leur talent. La rue Hamra était un microcosme culturel, reflet d’une Beyrouth qui voulait briller en tant que centre artistique de la région.
Une économie florissante
La rue Hamra n’était pas seulement un centre intellectuel et culturel ; elle était aussi le moteur économique de Beyrouth. Les banques, les agences de voyages, les compagnies aériennes et les grandes enseignes internationales y avaient pignon sur rue. Les vitrines des boutiques de mode offraient les dernières tendances venues de Paris et Milan, tandis que les bijouteries rivalisaient de luxe. Beyrouth, à travers Hamra, s’imposait comme la Suisse du Moyen-Orient, réputée pour la stabilité de son système bancaire et son attractivité commerciale.
Le climat économique encourageait également l’investissement dans des projets immobiliers modernes, avec la construction de résidences, d’hôtels de luxe, comme l’hôtel Mayflower, et de bureaux à la pointe de la technologie pour l’époque. Des investisseurs du Golfe et d’Europe voyaient en Hamra une avenue d’opportunités, symbole de la réussite libanaise.
Une ouverture sur le monde
Ce qui rendait la rue Hamra particulièrement unique, c’était son ouverture sur le monde. Dans une époque où le Liban jouissait d’une stabilité politique relative, le pays accueillait des milliers de visiteurs et d’expatriés, notamment des intellectuels et des étudiants arabes en quête de liberté d’expression. Les universités, telles que l’AUB, attiraient une élite internationale, faisant de la ville un centre d’apprentissage réputé. La proximité de l’université permettait également à Hamra d’être un lieu où les idées progressistes circulaient, où l’on pouvait croiser des étudiants manifestant pour la justice sociale ou débattant des questions régionales brûlantes.
Le cosmopolitisme d’Hamra était visible dans ses galeries d’art, ses restaurants proposant des cuisines du monde entier et ses librairies où l’on pouvait trouver des ouvrages en plusieurs langues. Beyrouth, par l’intermédiaire d’Hamra, représentait une sorte de pont entre l’Est et l’Ouest, une ville où les barrières culturelles semblaient disparaître au profit de la découverte et de l’échange.
Le crépuscule d’un âge d’or
Malheureusement, cet âge d’or fut de courte durée. En 1975, la guerre civile éclate, transformant radicalement le visage de la rue Hamra. Les vitrines des magasins se brisent sous les balles, les théâtres ferment leurs portes, et les cafés se vident de leurs intellectuels qui fuient l’instabilité et la violence. La rue Hamra, autrefois synonyme de modernité et d’ouverture, devint le théâtre de confrontations violentes, marquant la fin d’une époque.
Malgré cela, la rue Hamra a su se réinventer dans les années qui suivirent la fin de la guerre. Elle a retrouvé un peu de son éclat, bien que l’effervescence culturelle des années 60 et 70 ne soit plus tout à fait la même. Cependant, pour les générations qui ont connu cet âge d’or, Hamra reste gravée dans les mémoires comme le symbole d’une Beyrouth cosmopolite, créative et ouverte sur le monde.