Un pays désintégré par la crise
Le Liban vit en 2025 l’une des crises les plus profondes de son histoire contemporaine. Six années d’effondrement monétaire, institutionnel et social ont transformé le pays en un espace fragmenté où l’État ne joue plus qu’un rôle résiduel. L’économie nationale s’est contractée de près de 45 % depuis 2019. Le PIB, qui atteignait 52 milliards de dollars avant la crise, ne dépasse plus 29 milliards. La livre libanaise, jadis stable, a perdu 98 % de sa valeur. L’inflation cumulée dépasse 1 200 % depuis le début du choc économique. Dans un pays où plus de 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, la société s’est réorganisée autour de la survie et de la débrouille. Les institutions sont paralysées, la confiance entre l’État et les citoyens est rompue. Ce chaos global n’est plus seulement économique : il a redessiné la structure même du tissu social libanais.
L’effondrement de la monnaie et la ruine du quotidien
La dévaluation de la livre libanaise constitue le moteur principal du désastre. En cinq ans, le taux de change est passé de 1 500 à plus de 90 000 livres pour un dollar. Cette chute vertigineuse a anéanti le pouvoir d’achat. Le salaire minimum équivaut désormais à moins de 100 dollars, tandis que le coût mensuel moyen de la vie dépasse 800 dollars pour une famille de quatre personnes. Les ménages consacrent plus de 70 % de leurs revenus à la nourriture et à l’énergie. Le litre d’essence se vend 200 000 livres, le kilo de riz 25 000 et le paquet de pain 50 000. Les prix augmentent quotidiennement selon le cours du dollar. La dollarisation partielle de l’économie a créé deux mondes distincts : ceux qui ont accès à la devise et ceux qui n’en ont pas. Dans les supermarchés, les étiquettes affichent les prix en dollars, mais les salaires restent en livres. Le marché informel des devises rythme la vie économique, chaque fluctuation alimentant une angoisse collective.
Des institutions publiques à l’arrêt
L’effondrement économique s’accompagne d’un effondrement institutionnel. Les administrations fonctionnent à effectifs réduits, faute de salaires décents et de moyens logistiques. Les employés publics perçoivent leurs rémunérations avec plusieurs mois de retard. Les écoles publiques ont fermé à plusieurs reprises faute de financement. Les hôpitaux, en pénurie de médicaments et de carburant, réduisent leurs services. Les municipalités, privées de transferts du Trésor, n’assurent plus la collecte des déchets ni l’entretien des routes. L’électricité publique est disponible moins de quatre heures par jour dans de nombreuses régions. Les ministères ne publient plus de données budgétaires fiables. Le Parlement, paralysé, n’a voté aucune réforme depuis le début de l’année. Ce vide administratif mine la capacité du pays à répondre à ses urgences sociales. Le Liban est devenu un État minimal, réduit à la gestion de la survie quotidienne.
Une pauvreté devenue structurelle
La pauvreté touche désormais toutes les catégories sociales. Les classes moyennes, jadis moteur de la croissance, ont été laminées. Les professions libérales, les enseignants, les fonctionnaires et les retraités vivent sous le seuil de pauvreté. Le Programme alimentaire mondial estime que 42 % des ménages souffrent d’insécurité alimentaire grave. Les ONG locales distribuent plus de 15 000 colis par mois dans la capitale et le nord du pays. L’explosion de la pauvreté a entraîné une recrudescence du travail des enfants, estimé à plus de 100 000 mineurs actifs. Les femmes représentent plus de 35 % des chefs de famille, souvent sans emploi formel. Les solidarités communautaires remplacent les services publics, mais elles renforcent les clivages sociaux. Dans la Békaa, les familles échangent produits agricoles et services pour survivre. Dans les villes, les files d’attente devant les associations caritatives s’allongent. La pauvreté n’est plus une conséquence de la crise : elle en est devenue le cadre permanent.
La fuite des compétences et l’exode social
Depuis 2020, plus de 250 000 Libanais ont quitté le pays, soit près de 5 % de la population. Cet exode touche en priorité les jeunes diplômés, les ingénieurs, les enseignants et le personnel médical. Les hôpitaux publics ont perdu 40 % de leurs médecins et 30 % de leurs infirmiers. Le système éducatif subit le même choc : des milliers d’enseignants ont émigré vers les pays du Golfe. Cette fuite des compétences prive le Liban de ses forces vives et creuse un fossé générationnel. Les transferts d’argent des expatriés, estimés à 7 milliards de dollars par an, représentent désormais la principale source de devises. Si ces envois assurent la survie de nombreuses familles, ils accentuent la dépendance structurelle du pays vis-à-vis de l’étranger. Le Liban vit grâce à sa diaspora, mais cette dernière s’éloigne chaque année davantage du pays réel.
Un tissu social fracturé
La crise économique a bouleversé les équilibres sociaux et confessionnels. Les communautés se replient sur leurs structures locales, accentuant la fragmentation du territoire. Dans certaines régions, les institutions religieuses suppléent à l’État en assurant les services de base : éducation, santé, alimentation. Cette reterritorialisation de la solidarité accentue les inégalités régionales. Les zones rurales du Nord et de la Békaa sombrent dans la pauvreté absolue, tandis que les quartiers centraux de Beyrouth, soutenus par des devises, résistent encore. Les tensions communautaires, alimentées par la compétition pour les ressources, refont surface. Les ONG et les organisations humanitaires tentent de maintenir une cohésion minimale, mais leur action reste limitée. La société libanaise vit une atomisation silencieuse : chaque groupe cherche à survivre dans son propre espace, sans projet collectif.
L’économie informelle comme dernier refuge
La moitié de l’activité économique du pays se déroule désormais dans le secteur informel. Les transactions en espèces dominent, les circuits officiels sont contournés. Les vendeurs ambulants, les réparateurs et les livreurs occupent l’espace public. Le troc, les paiements en nature et les monnaies locales improvisées se multiplient. Les impôts, déjà faibles, s’effondrent : les recettes fiscales ne dépassent plus 8 % du PIB. Les entreprises enregistrées ferment ou réduisent leurs effectifs. Les petites structures informelles deviennent la norme. Ce modèle de survie entretient la pauvreté et prive l’État de ressources pour relancer l’économie. L’informalité, autrefois marginale, s’est institutionnalisée. Elle constitue à la fois un amortisseur social et un obstacle à toute reconstruction.
Le coût humain du chaos
Les conséquences sociales de la crise sont immenses. La malnutrition progresse, la santé mentale se détériore et les suicides augmentent. Les hôpitaux signalent une hausse de 25 % des dépressions sévères depuis 2021. Les associations de soutien psychologique manquent de moyens. La criminalité augmente également : les vols à main armée ont doublé en deux ans, les cambriolages ont triplé. Les forces de sécurité, elles aussi, sont touchées par la crise : leurs effectifs diminuent, leurs véhicules manquent de carburant, leurs salaires ne sont plus versés régulièrement. L’effondrement de l’ordre public alimente un climat d’insécurité généralisé. Le chaos économique se traduit par une insécurité sociale omniprésente, où chacun vit dans la crainte d’un effondrement total.
La politique en panne et la défiance généralisée
La crise économique a vidé la politique de toute substance. Les citoyens n’attendent plus rien des institutions. Les élections, les débats parlementaires et les promesses de réformes ne suscitent plus d’intérêt. La défiance s’est installée durablement : 80 % des Libanais déclarent ne plus croire aux partis politiques. Le gouvernement de Nawaf Salam tente de restaurer une forme de confiance à travers des mesures ponctuelles — subventions, aides alimentaires, hausses temporaires de salaires — mais sans stratégie globale. Le président Joseph Aoun appelle régulièrement à une “refondation de l’État”, sans que ces appels ne se traduisent en actes. Le pays fonctionne par inertie, porté par la résilience d’une société qui refuse de s’effondrer tout à fait, mais qui n’attend plus rien de son système.
Un État en survie prolongée
Le chaos libanais a un coût mesurable : une perte de production estimée à 25 milliards de dollars depuis 2019, une fuite de capitaux dépassant les 30 milliards et un appauvrissement collectif sans précédent. Le pays a survécu grâce aux transferts de la diaspora et à l’aide humanitaire, mais au prix d’une dépendance totale. Sans réforme structurelle et sans stabilité politique, le Liban risque de basculer dans une économie d’assistance permanente. Le chaos n’est plus un accident : il est devenu un mode de gouvernance par défaut. Le coût du chaos, c’est la perte de la confiance, de la cohésion et de la dignité nationale.



