Je ne suis pas convaincu qu’une dé-confessionnalisation brutale inscrite de fait dans le mouvement de mobilisation en cours, soit souhaitable dans un court terme,
compte tenu de l’histoire du Liban et de l’environnement régional et international. Une des raisons de la guerre civile en 1973, cachée par le conflit israélo-palestinien, était le danger représenté par la dé-confessionnalisation de la jeunesse libanaise radicalisée, et pleine d’espoir et d’aspirations généreuses et optimistes, à l’instar de la jeunesse mondiale à l’époque. Cet enjeu a été le principal facteur de la guerre civile. C’est une fois que les communautés confessionnelles ont été bien ferrées de nouveau que la fin de la guerre civile a pu être négociée et finalisée.

C’est dire les enjeux internes que cela représente ; mais aussi les enjeux régionaux et internationaux (l’État d’Israël qui avait la hantise d’un Liban laïc et démocratique stable qui deviendrait alors son contre modèle ; les réseaux conservateurs catholiques français qui appuient généralement leur influence sur les communautés, maronite en particulier). Aujourd’hui, d’autres forces régionales et internationales font partie des enjeux en cours.

Précipiter certaines choses risquerait fort de conduire à une instabilité, source de pourrissement. Ce ne serait plus la seule jeunesse diplômée qui chercherait à fuir le Liban, mais aussi et surtout les communautés chrétiennes déjà fortement encouragées par les puissances occidentales à émigrer, avec toutes les facilités qu’elles leur procurent à cet effet, et dont l’attrait deviendrait alors irrésistible. Ce serait un drame immense pour le Liban comme pour tous les peuples arabes et une perte incommensurable que représenterait la quasi disparition du christianisme, ce pilier fondamental de la civilisation arabe.

Le mouvement de mobilisation actuel est-il suffisamment armé pour affronter un tel enjeu ? Je me trompe peut-être, mais je n’en suis pas convaincu du tout.

Par contre, les dernières mobilisations de ces années précédentes ont vu émerger des structures non confessionnelles, ce qui est un acquis important aujourd’hui. Mon idée est que l’objectif essentiel du mouvement en cours est de développer et consolider cette avancée :

– en créant des structures qui auraient pour objectifs d’impulser et contrôler les réformes nécessaires pour lutter efficacement contre la corruption, le clientélisme et autres maux qui gangrènent le Liban
– combattre toute mesure qui tendrait à amnistier les actes de corruption, évasion fiscale et autres méfaits de même nature
– pérenniser les mobilisations en cours avec des universités populaires pour que les citoyens puissent acquérir les outils nécessaires à la création de projets pour lesquels ils ont envie de s’investir, qu’ils soient économiques, sociaux, environnementaux, politiques ou autres
– favoriser les leviers de démocratie directe aussi bien dans les entreprises que dans tous les lieux de vie, de lutter pour leur reconnaissance et leur légalisation afin que chacun puisse exercer son statut de citoyen
– imposer un moratoire sine die sur la dette par un référendum et exercer une souveraineté totale sur la création monétaire, là aussi par référendum
– demander le principe d’une augmentation égale des salaires pour tous les travailleurs et son inscription dans la loi.
Et il y a bien des choses à promouvoir qui permettraient à terme une sécularisation lente mais sûre du système politique libanais et un exercice progressif du statut de citoyen.

Un gouvernement de technocrates ou de qui que ce soit, intègres, compétents et pourvus de toutes les qualités possibles et imaginables ne servirait, une fois en place, qu’à appliquer les dictats des oligarchies financières et à faire avaler la pilule au peuple libanais, ainsi que j’ai eu à l’exprimer plus d’une fois.

Ne tombons ni dans le piège qui a mené le peuple libanais à la guerre civile de 1973, ni dans celui qui a mené à la destruction de la Syrie, et j’en passe… Ne nous laissons pas griser par l’ambition et l’espoir des ruptures radicales et sachons articuler le court, le moyen et le long termes. Même si toute révolution porte en elle le rêve de faire du passé table rase. Et ne nous faisons aucune illusion sur la capacité des oligarchies financières à savoir aussi utiliser la méthode la plus séductrice et la

plus anesthésiante à nous entraîner par le bout du nez à confier notre destin à leurs affidés, jeunes, sans “casier judiciaire”, compétents et totalement formatés (es) dans leurs écoles parmi les mieux cotées et leur certitude scientifique détentrice de la vérité et de l’efficacité. Ce sont bien, face à la classe politique rejetée comme vieille et usée, les “jeunes quadras” flambant neufs, socialistes, gaullistes ou républicains, pleins de charme, d’ambitions et bardés de diplômes qui ont appliqué en France, puis en Europe et enfin dans le reste du monde, la contre-révolution néolibérale de Thatcher et Reagan, expérimentée au Chili de Pinochet, dont on paie le prix terrible, et ce n’est pas fini.
Ce sont les jeunes loups, bardés de diplômes, qui ont déshumanisé les entreprises au nom de l’efficacité, de la rationalité et du profit, humanisation obtenue pourtant grâce à des décennies de luttes de leurs aînés devenus bons pour la casse.

Car ces oligarchies feront tout, sauf se contenter de regarder le train passer. Elles se battront par tous les moyens sans exception, des plus viles, brutales et sanguinaires aux plus séductrices, érotiques et anesthésiantes, pour conserver leurs privilèges. Elles l’ont toujours prouvé. Systématiquement.

Scandre Hachem

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