Le système bancaire libanais, en crise systémique depuis 2019, révèle au printemps 2025 des signes d’aggravation sévère. L’examen des indicateurs de dépôts, de masse monétaire, de flux de paiements et de taux interbancaires montre une polarisation croissante entre l’effondrement de la liquidité domestique et la survie précaire des segments en devises dites « fresh ».
1. Évolution des dépôts bancaires au 10 avril 2025
Au cours de la semaine se terminant le 10 avril 2025, les dépôts bancaires des résidents ont enregistré une baisse nette de 2 300 milliards de livres libanaises. Cette contraction est principalement imputable à une chute de 4 549 milliards de livres des dépôts en devises étrangères, équivalant à 50,8 millions de dollars au taux officiel de 89 500 livres pour un dollar. Parallèlement, les dépôts en livres libanaises ont connu une augmentation de 2 250 milliards, stimulée par une progression des dépôts à vue (+874 milliards) et des dépôts d’épargne (+1 376 milliards).
Cette évolution confirme une tendance structurelle amorcée depuis plusieurs trimestres : les banques, sous pression réglementaire et comptable, poussent à la désintermédiation des comptes en devises étrangères en tentant de renforcer leur base de dépôts en monnaie locale. Toutefois, cette substitution reste très partielle et ne parvient pas à enrayer l’érosion de la confiance dans l’ensemble du secteur bancaire.
Sur la même période, la masse monétaire M4 s’est contractée de 4 892 milliards de livres, reflet d’une baisse simultanée de la monnaie en circulation de 2 576 milliards de livres et d’une légère diminution du portefeuille de bons du Trésor détenu par le secteur non bancaire de 17 milliards de livres. La contraction monétaire accentue les tensions sur la liquidité disponible et aggrave les risques de blocage du crédit.
2. Taux d’intérêt et dynamique du marché interbancaire
Les taux d’intérêt observés au sein du marché interbancaire indiquent une raréfaction extrême de la liquidité. Alors que les taux sur dépôts en livres libanaises restent quasi nuls pour les liquidités accessibles, le taux interbancaire « overnight » a atteint 55 % à la fin de la semaine du 10 avril 2025. Ce niveau exceptionnellement élevé signale que les banques locales, même pour des opérations à très court terme, se prêtent entre elles uniquement sous contrainte et moyennant des primes de risque massives. Il traduit l’effondrement de la confiance interbancaire, symptomatique d’un système en état de stress avancé.
3. Détérioration des instruments de paiement
Les statistiques sur les instruments de paiement confirment le délitement des usages traditionnels. En mars 2025, le nombre total de chèques compensés a chuté de 51,88 % en glissement annuel pour atteindre 28 440 chèques. En termes de valeur, les chèques en livres libanaises ont reculé de 14,27 % pour totaliser 15 364 milliards de livres, tandis que les chèques en devises étrangères se sont effondrés de 50,58 %, atteignant seulement 255 millions de dollars.
Le taux de dollarisation du volume des chèques est passé de 12,27 % à 5,73 % en un an, illustrant la dédollarisation contrainte du système bancaire sous l’effet de l’épuisement progressif des dépôts en devises. Cette évolution traduit aussi la marginalisation progressive du chèque comme instrument de paiement, au profit du cash physique ou de moyens de transfert digitaux opérés en dehors du système bancaire officiel.
4. Dynamique paradoxale des « fresh dollars »
Paradoxalement, dans ce contexte de contraction interne, certaines catégories de liquidités en devises étrangères enregistrent une croissance apparente. En mars 2025, le nombre de chèques issus de comptes « fresh » a atteint 14 750 unités, parmi lesquels 11 073 chèques ont été émis en dollars américains pour une valeur de 152,82 millions de dollars, tandis que 3 677 chèques en livres libanaises représentaient 7 377 milliards de livres.
Cette progression des « fresh dollars » résulte principalement de flux extérieurs. Les transferts opérés par la diaspora libanaise vers des comptes frais ont permis aux banques de gonfler artificiellement leur exposition en devises. De plus, dans un contexte de restrictions sévères sur les retraits de devises anciennes, toute rentrée de fonds externes est immédiatement classifiée en « liquidités fraîches », créant ainsi un effet d’optique haussier dans les bilans bancaires.
Cette hausse ne doit pas être interprétée comme un renforcement structurel de la liquidité. Elle reflète une dépendance croissante à des apports ponctuels, non reproductibles, et expose les banques à une vulnérabilité extrême en cas de retournement ou d’interruption des flux de la diaspora. Par ailleurs, la fragilité de ce segment est confirmée par l’explosion de la valeur des chèques impayés en devises étrangères, qui a bondi de 233,86 % sur un an pour atteindre 65 millions de dollars, témoignant des limites financières même au sein du marché « fresh ».
5. Hypothèses sur l’évolution des liquidités bancaires
Dans ce contexte, plusieurs hypothèses se dégagent concernant l’évolution future des liquidités bancaires libanaises.
La première hypothèse est celle d’une poursuite inévitable de la contraction locale. Les banques, privées d’accès au financement extérieur classique et confrontées à la fuite des dépôts, ne pourront reconstituer de manière autonome leur base de liquidité interne. La monétisation incontrôlée par la Banque du Liban, si elle devait se poursuivre, aggraverait l’inflation sans restaurer la confiance.
La seconde hypothèse envisage la constitution durable d’un marché bancaire à deux vitesses. D’un côté, un secteur libellé en livres libanaises de plus en plus dysfonctionnel, incapable de financer l’économie réelle ; de l’autre, un segment de comptes en « fresh dollars » qui, bien que vital pour certaines opérations commerciales et familiales, repose sur des bases extrêmement fragiles.
La troisième hypothèse anticipe une dépréciation continue de la livre libanaise. En l’absence de redressement de la liquidité domestique et de restauration de la confiance monétaire, toute tentative de défense de la parité sera vaine sans soutien extérieur massif.
Enfin, une quatrième hypothèse souligne la pression grandissante sur les réserves de la Banque du Liban. Le maintien artificiel du taux de change, combiné aux besoins de financement des importations stratégiques, mènera inévitablement à l’épuisement des ressources disponibles à moins d’une restructuration complète du secteur bancaire et d’une renégociation des engagements financiers du Liban sur la scène internationale.
6. Conclusion
L’analyse détaillée des indicateurs de mars et avril 2025 confirme l’entrée du système bancaire libanais dans une phase d’instabilité critique. L’effondrement de la base de dépôts, la raréfaction de la monnaie locale, l’érosion des instruments de paiement et la fragilité du segment « fresh dollars » dessinent les contours d’une banqueroute technique sans restructuration rapide. Le maintien d’une illusion de stabilité par la captation de liquidités extérieures ne saurait masquer la réalité d’un effondrement interne généralisé. À défaut d’une assistance extérieure massive combinée à une réforme en profondeur du système bancaire et monétaire, le Liban s’oriente vers une paralysie totale de ses circuits financiers dans les prochains mois.